J’observais l’autre jour
mon dispositif de dispersion.
Ou devrais-je dire
d’indécision,
de procrastination.
C’est simple :
quand j’ai quelque chose
d’important à faire,
je le retiens.
Vite, je fais autre chose.
Vite, je m’agite, je m’occupe,
je tourbillonne,
je me sature de tâches à faire,
toutes imaginaires.
En tout cas pas si prioritaires
que ce quelque chose d’important
que je dois faire.
Et là,
j’ai eu comme
un éclair d’intelligence,
un « insight ».
Du fond de ma mémoire,
aux tréfonds de mon histoire,
j’ai acquis
cette fausse croyance
que, non, ce n’est pas possible,
que ce soit si simple
que ce soit si facile.
Forcément, y’a un piège
quelque part.
Vite, occupons-nous,
vite, faisons autre chose.
Des fois que l’on serait surpris
à faire quelque que chose de facile,
quelque chose qui nous plaît en plus,
et que l’on se fasse jeter
comme une vieille chaussette.
Ah, je t’ai démasquée
une fois encore,
vieille blessure de rejet :
vieille injustice
qui vient encore me parasiter la vie
pour me faire anticiper
que forcément ça va être dur.
Forcément y’a quelqu’un quelque part
qui va dire :
C’est nul, c’est moche, c’est stupide.
Va-t-en, tu n’as pas le niveau
pour être dans le concert des grands.
T’es qu’un bon à rien, va-t-en !
Mais moi,
j’ai besoin de votre amour.
Quand vous me dites
sur ce ton-là, définitif, que c’est nul
comme si c’était moi qui étais nul,
eh ben, je n’ose plus paraître.
Je ne comprends pas que je pourrais m’améliorer
Je me sens sale, stupide, définitivement.
Et je pleure, et je crie, me désespère
et me cache.
Je me cache pour anticiper les coups.
Faire que dès fois que ce serait nul
j’ai un plan B.
Euh même comme ça va sûrement être nul,
mieux vaut préparer un plan B, un plan C, un plan …Z,
plein de plans, toutes sortes d’autres plans , d’autres plans, hein !
Moi, ce que je voulais,
c’est juste qu’on me dise : « je t’aime ».
Papa, Maman,
tous ceux croisés depuis
pour qui j’ai eu de l’attrait et de l’affection.
Juste ça :
qu’on me dise « je t’aime »
Et que ça puisse pas s’enlever, se retirer.
Jamais !
Même si ce que je fais
n’est pas parfait.
Encore une fois, ce garçon a des accents qui me bouleversent. Est-ce le contenu de sa chanson ? Est-ce la sincérité avec laquelle il l’exprime ? Est-ce qu’il y a dans le monde des vibrations et des ondes, une liaison secrète qui nous rend connectés et qui me fait ressentir comme physiquement chaque note et parole de cette chanson interprétée par lui ?
Un peu de tout ça sûrement, c’est tellement mystérieux.
Mais voilà. « So lonely », Si seul… Et mes digues intérieures qui lâchent. Il vient me rejoindre dans un quelque part en moi que je ne veux pas voir, que je fuis de toutes mes forces. Cet endroit où je suis si seul, si seul, sans recours possible à aucun artifice. Seul et, je dois bien l’avouer, si désespéré que c’est pour ça que je fuis de toutes mes forces cet endroit où sa chanson me ramène. Seul avec moi-même, seul à être capable de m’aimer ou bien c’est le néant. Le salut ne viendra pas de l’extérieur, de toutes les convenances sociales auxquelles on se résout pour être accepté des autres – mais être accepté ou toléré, ce n’est pas encore de l’amour. Cet endroit où, je suis seul avec moi… Et qu’est-ce que je vais faire de moi ? Ai-je assez d’assurance, de confiance, d’estime de moi pour m’avancer sans crainte de qui je suis et des conséquences que cela pourrait avoir ?
Cette question je ne suis bien sûr pas seul à me la poser. Combien de personnes ai-je entendues, notamment des jeunes gens, qui sont confrontées à ce doute existentiel salutaire.
Pourquoi salutaire ? Parce que aussi douloureux qu’il soit, il est signe qu’enfin un peu d’authenticité vient à émerger et va devenir peu à peu un flot de vie. Sans cette prise de conscience, pas de chemin possible, ce serait encore et toujours le jeu des masques et des rôles pour se conformer à qui je crois qu’on veut que je sois. Et, à jouer ce jeu, au fond, jamais je ne serai satisfait, jamais heureux, tant il est vrai qu’on ne peut pas habiter ailleurs que dans sa maison intérieure, celle qui est faite pour soi, là où est notre source intérieure, cette source divine si belle, si ténue, si secrète, si cachée. Cachée à moi-même.
Si seul ? Oh oui si seul, et si douloureux que ce soit. Seul dans ce vide abyssal ou pour certains, comme enfermé dans une prison étanche, qui fait se demander comment on pourrait bien entrer en relation avec qui que ce soit en vérité. Il me semble que cette douleur – qui pourrait se muer en désespoir si on n’y prend garde – est le premier acte, ou signe, nécessaire du retour à soi. Signe d’un détachement de l’extérieur, signe d’un retour vers soi encore fragile, vertigineux, inquiétant, car comme un saut dans l’inconnu. Les repères anciens ne marchent plus, les nouveaux ne sont pas encore apparents…
Je ne peux pas être aimé d’autrui, sentir et bénéficier de cet amour, si je ne m’aime pas moi-même. Voilà pourquoi le retour à la maison est nécessaire.
Si seul dans ce lieu où je suis appelé à être moi-même, à laisser se déployer l’être que je suis. Si seul. Personne pour m’aider et, bien souvent, je ne sais même pas comment faire. Qui suis-je ? A qui confier qui je suis quand je ne le sais pas moi-même ? So Lonely…
Sans compter cette part obscure de moi-même, celle que je n’accepte pas, dont j’ai honte ou me sens coupable. Cette part unique qui est moi et dont la vie en société, c’est-à-dire les relations fraternelles faussées – m’ont amené à croire qu’elle était inacceptable parce que trop différente de ce qu’on attendait de moi. En en premier lieu, toutes ces différences qui ont trait à mon identité profonde, à ma manière d’entrer en relation avec les autres et le monde, mes préférences innées, mon orientation sexuelle, parfois le sentiment d’être différent de l’apparence extérieure que je donne jusque dans mon corps. Oh, ce sentiment de solitude, qui pourra le comprendre ? Comment entrer en relation vraie avec autrui quand on n’est pas encore vrai avec soi-même ? Seuls ceux qui ont déjà parcouru un bout de ce chemin peuvent le comprendre…
* * *
Bien sûr, Justin Bieber parle d’une autre solitude, celle de l’artiste incompris, privé d’adolescence par les tourbillons du succès et de la vie facile grâce à la fortune accumulée. Elle lui est particulière comme toute vie, toute existence, est particulière. Restent ces accents de vérité quand il chante son isolement à ne pas être vraiment compris, à ne pas être aimé pour qui il est vraiment, et au fond, à être qui il est.
Justin Bieber – Lonely / Seul
Everybody knows my name now
But something ’bout it still feels strange
Like looking in the mirror
Trying steady yourself and seeing somebody else
And everything is not the same now
It feels like all our lives have changed
Maybe when I’m older, it’ll all calm down
But it’s killing me now
What if you had it all but nobody to call?
Maybe then you’d know me
‘Cause I’ve had everything
But no one’s listening
And that’s just fucking lonely
I’m so lo-o-o-onely
Lo-o-o-onely
Everybody knows my past now
Like my house was always made of glass
And maybe that’s the price you pay
For the money and fame at an early age
And everybody saw me sick
And it felt like no one gave a shit
They criticized the things I did
As an idiot kid
But..
What if you had it all but nobody to call?
Maybe then you’d know me
‘Cause I’ve had everything
But no one’s listening
And that’s just fucking lonely
I’m so lo-o-o-onely
Lo-o-o-onely
I’m so lo-o-o-onely
Lo-o-o-onely
Tout le monde connaît mon nom maintenant
Mais y’a quelque chose qui est toujours bizarre
Comme si, en me regardant dans le miroir
J’essayais de me tenir droit et que je voyais quelqu’un d’autre
Et rien n’est pareil à présent
C’est comme si toutes nos vies étaient bouleversées
Peut-être que quand je serai plus vieux, tout se calmera
Mais, pour l’instant, ça me tue
Il se passe quoi si tu as tout ce que tu veux
Mais personne à appeler
Peut-être si tu savais, alors tu me connaîtrais
Parce que j’ai eu tout ce que je voulais
Mais personne pour m’écouter
Et c’est ça cette p** de solitude
Je suis tellement se-e-e-eul
Se-e-e-eul
Tout le monde connaît mon passé désormais
Comme si ma maison avait toujours été faite de verre
Et peut-être c’est le prix à payer
Pour connaître l’argent et la gloire très jeune
Et tout le monde a vu que j’étais mal
Et c’est comme si personne n’en avait rien à faire
Ils se sont moqué des choses que je faisais
comme si j’étais un gamin stupide
Mais il se passe quoi si tu as tout ce que tu veux
Mais personne à appeler
Peut-être si tu savais, alors tu me connaîtrais
Parce que j’ai eu tout ce que je voulais
Mais personne pour m’écouter
Et c’est ça cette p** de solitude
Je suis tellement se-e-e-eul
Se-e-e-eul
Je suis tellement se-e-e-eul
Se-e-e-eul
Je fais parfois ce rêve
qu’un jour quelqu’un m’appellera
et que, épris de plénitude,
je le suivrai en quittant tout,
ayant trouvé le but ultime de ma vie.
Ce rêve, je le sais bien,
s’écrit dans la blessure primale
de n’avoir pas été assez aimé, cajolé ou appelé.
Blessure, certes, mais qui m’ouvre à la conscience
que nous sommes faits pour être aimés pleinement.
Durant ma vie, j’ai parfois failli me tromper,
confondant par exemple la plénitude avec l’amour humain,
ou bien parfois seulement telle ou telle marque d’intérêt
avec cette attente inconsciente d’être reçu pleinement,
projetant mon désir – mon besoin – d’être accueilli
sur la moindre marque d’amitié ou de reconnaissance.
C’était au temps où mon rêve était encore un désir sans mots,
mais je sais bien la force de l’illusion
et que je pourrais encore attendre d’autrui
qu’il remplisse le puits dont la source est en moi.
Et pourtant, un jour quelqu’un m’appellera,
et ce sera le Seigneur Dieu créateur de l’univers.
Il ne m’appellera pas de manière grandiloquente
car, après tout, cet univers est déjà là en moi et moi en lui.
Tout à coup, sa présence m’environnera
et je saurai que j’habite déjà sa maison
et vouloir m’y complaire à jamais.
D’où vient que je sais cela ?
Une blessure, certes, mais aussi ce point de connaissance aveugle,
quand quelque chose d’essentiel est touché qu’on ne peut pas perdre.
Je le sais en creux, je le sais pour toujours.
Je le sais pour moi, je le sais pour autrui.
Avant que d’aimer – ce que je ne sais pas faire seul –
je suis fait pour être aimé.
Je le sais parce que, déjà certainement,
je goûte quelque chose de cette présence.
Quand je dis que ce ne sera pas quelque chose de grandiloquent…
Cette présence, elle est déjà là. Elle est là, en moi, en nous.
J’ai juste à l’accueillir, à la chérir, à la laisser grandir
et laisser le Seigneur toucher ainsi ceux que je rencontre.
Quel paradoxe étonnant!
Moi, le mal accueilli, j’apprends à accueillir,
et à devenir accueil.
Zabulon – 27/02/2019
Dans notre coeur la vigilance,
Lampe allumée par le Seigneur,
Se renouvelle par sa flamme
Au chant commun de notre joie.
(…)
Voici l’Epoux qui nous appelle,
Courons aux noces de l’Agneau
Mais que la route paraît longue :
Quand poindras-tu, dernier matin ?
“Tu seras aimé
quand tu pourras montrer ta faiblesse
sans que tu n’aies peur que l’autre
s’en serve pour affirmer sa force.”
Cesare Pavese
C’est une belle citation, sûrement intéressante pour toute personne qui a besoin de s’éveiller, s’ouvrir, se découvrir. Probablement est-elle vraie pour les relations parents-enfants, pour toute démarche ressemblant à un coming out.
Mais elle est insuffisante. Parce que l’amour n’a en fait pas à voir avec un rapport de force ou de non rapport de force. Je dirais plutôt :
Je saurai que tu m’aimes le jour où je pourrai paraître devant toi sans que rien de moi ne t’effraie ni te repousse, et que ton regard bienveillant m’accueille et me fasse encore grandir. Je me saurai aimé quand je m’apercevrai que tout ce qui m’effraie n’est rien pour toi tellement tu m’as précédé dans l’acceptation inconditionnelle de qui je suis.
Et puis… Parce que l’amour est échange et relation : je saurai aimer quand ayant reconnu cet amour inconditionnel sur moi, pour moi, en moi, je saurai t’accueillir avec le même amour inconditionnel sans aucun désir particulier ni possessivité. Inconditionnel et désintéressé. Totalement libre et disponible.
“Les Thérapeutes, comme le reste des humains recherchent le bonheur ; ils savent qu’aucun bonheur durable ne peut être fondé sur l’illusion. La vérité est la condition même de la vraie joie, aussi faut-il avant tout “chercher à voir clair”; cela suppose un “retrait des projections” qui nous empêchent de voir ce qui est. Un élément important de la thérapie des Anciens est l’epochè, la “mise entre parenthèses” ; regarder quelque chose, quelqu’un, un évènement et “mettre entre parenthèses” c’est-à-dire “suspendre” son jugement, ne plus projeter sur “cela” telles craintes, tels désirs, tous ces “paquets de mémoires” dont est chargé le moindre de nos regards.
Voir clair, dans un premier sens, c’est voir ce qui est; ce qui est et rien d’autre. L’epochè concerne autant l’émotion que le jugement et la pensée; elle suppose une grande liberté à l’égard de nos réactions, mais ces attitudes “réactives” que nous prenons souvent pour des actions justement, on ne les maîtrise pas. Avant de seulement imaginer que cela soit possible, il s’agit d’abord de prendre conscience. L’epochè constitue un moment important pour sortir de son “propre point de vue” et de ses conditionnements; voir les choses à partir d’elles-mêmes, dans leur “autreté” irréductible à nos perceptions fragmentaires, est le commencement de la claire vision.
“Apprendre à voir clair”, dans un deuxième sens, c’est développer en soi une vision “éclairante”, celle qui vient de l’oeil du coeur. Il est des regards qui vous rétrécissent, vous chosifient; il en est d’autres qui vous rafraîchissent, vous éclairent… de des regards vous ressortez plus purs, plus fiers et comme agrandis.
Notre vie ne vaut souvent que par le regard sous lequel on se place. Le regard du Thérapeute est non seulement clair dans le sens de “lucide”, d'”objectif”, autant que cela est possible à un sujet, il est également clair dans le sens d’éclairant; on se voit mieux, on se découvre davantage devant un tel regard, non dans une nudité coupable ou honteuse,mais dans notre nudité essentielle d'”être aimé de l’Être”.
Devant un tel regard on ne se sent pas toisé, jugé, mesuré, mais “accepté”, cette acceptation étant la condition nécessaire pour que commence un chemin de guérison; mieux, devant un tel regard on se sent “aimé”, mais aimé de façon non possessive ou intéressée, “aimé pour soi sans qu’on y soit pour rien”… étrangement aimé.
Jean-Yves Leloup, Prendre soin de l’être – Philon et les Thérapeutes d’Alexandrie,
Albin Michel, 1993.