HappyMan

 

Avec la Toussaint, revoilà l’Evangile des Béatitudes (Mt 5, 1-12a).

Heureux les doux, heureux les purs, heureux les artisans de paix…

Ces déclarations de Jésus, sont reçues comme programmatiques par de nombreux chrétiens : Heureux, tu es fait pour être heureux! Promesse de bonheur pour toi, qui que tu sois. Promesse de bonheur pour toi même si tu pleures, si tu souffres, si tu es méprisé, si on dit du mal de toi à cause de moi…

Que de chrétiens se sont levés à l’annonce de ce programme ! Ils se sont levés et ont agi, non tant pas pour eux que pour les autres. Pour défendre la justice sociale, pour défendre la paix, pour défendre la dignité de l’homme, pour soulager toute souffrance, toute misère.

Pourtant, ce mot “heureux”, il n’est pas simple. A la vérité, il est dit au présent, à l’actif, là, pour maintenant. Et, en écrivant cet article,  pour qu’il me soit acceptable, j’ai dû le transformer en “promesse de bonheur” comme si c’était pour demain. J’ai déjà entendu des prédicateurs le traduire par ” Tu seras heureux , toi qui…” ou par ” Tu es fait pour le bonheur, toi qui…“.

Mince, alors, je suis fait pour le bonheur, je serai heureux mais ce n’est pas pour maintenant? Bon, on peut toujours dire – et c’est vrai ! – qu’aux yeux de Dieu , c’est maintenant et que s’abandonnant à son amour avec confiance, tu vas le goûter dès maintenant. Oui, mais, bon… L’injustice, la souffrance, la misère ? Là, je ne les rêve pas ; elles sont là aussi pour aujourd’hui !

Vraiment, quelle confiance en l’amour de Dieu ont eu ces pionniers qui, à cause de ces paroles de Jésus, se sont lancés dans la construction d’un monde meilleur pour tous ! Ils ont cru et ont mis en pratique que la béatitude est une promesse immédiate pour tous, sans exception !

Leur coeur et leurs tripes, quelque part, leur ont fait comprendre les mots transmis de Jésus dans l’esprit.

Car pour ce qui est de la transmission, la traduction française n’est, encore une fois, pas ou plus suffisante.

Le mot traduit par heureux vient du terme grec ‘makarios‘ qui effectivement n’est quasiment traduit que par les mots heureux ou bienheureux. C’est le sens du prénom Macaire, le bienheureux. Si l’on va plus loin, pour ce qui est de l’étymologie grecque, deux hypothèses existent concernant la racine du mot. L’une, la plus courante, propose de le rattacher au mot ‘makar‘, qui indique le bonheur dans le sens de ce qui plaît à Dieu (et donc aux hommes forcément !) Il y a ici une intéressante discussion relevant des expressions grecques, italiennes, espagnoles et même serbes, qui viendraient de cette étymologie.

Une autre hypothèse, s’appuyant sur la racine ‘mak‘, indique que le terme ‘mak-arios’ suggère l’idée d’être grand ou d’être élevé. ‘Arios‘ même racine que le dieu grec Arès, dieu de la guerre, pourrait alors désigner le combat. Le ‘makarios‘ est alors celui qui est grand, qui est élevé, par ou dans le combat. Il y a une idée de prestige, d’honneur , d’être distingué, dans cette acception-là

Notons que, même si elles ne s’appuient pas sur la même racine, les deux hypothèses ne sont pas incompatibles et qu’au contraire, elles enrichissent le sens du mot ‘macaire’.

Cela étant, cela ne suffit pas. Pour comprendre les “béatitudes”, probablement faut-il se rappeler que, même si les Evangiles ont été écrits en grec, ce n’était pas la langue de Jésus, et qu’il y a déjà là la traduction d’une tradition sémitique largement attestée dans la Bible, dans les Psaumes, les Proverbes et plein d’autres Livres.

Car des bénédictions dans la Bible, il y en a ! Or le mot hébreu que l’on traduit couramment par “heureux”, et probablement en grec par ‘macarios“, est ‘ashar‘. Et ‘ashar’, ah! ‘ashar’, c’est impossible de le limiter au mot ‘heureux’ ou ‘bien-heureux’, ‘ashar‘ contient l’idée de marcher, d’avancer, aller de l’avant. C’est donc une vision très dynamique du bonheur. Est heureux celui qui avance, celui qui marche. Et comme souvent dans l’hébreu biblique, cela est renforcé par une sorte de répétition comme dans le Psaume 1 ou le Psaume 118 :

 

Heureux est l’homme qui n’entre pas au conseil des méchants, qui ne suit pas le chemin des pécheurs, ne siège pas avec ceux qui ricanent, mais se plaît dans la loi du Seigneur et murmure sa loi jour et nuit !” (Psaume 1, 1-2)

Heureux les hommes intègres dans leurs voies qui marchent suivant la loi du Seigneur !
Heureux ceux qui gardent ses exigences, ils le cherchent de tout coeur !” (Psaume 118, 1-2)

Autrement dit et très maladroitement transcrit par moi :  “Ils marchent bien/droit, ceux qui marchent selon la voie du Seigneur.”

Celui qui est “heureux” c’est celui qui marche selon les voies du Seigneur et qui ne se laisse pas détourner du bon chemin. Il  va vers Dieu, il  vit avec Dieu, Dieu est avec lui ( ce qui ne veut pas dire que Dieu fait à sa place).

Mais pourquoi redire ce qui est très bien écrit par ailleurs, voici un un extrait d’un commentaire du Psaume 1 publié sur le site  interBible :

“Au point de départ, il y a un problème de traduction. Même si les évangiles ont été écrits en grec, Jésus n’a peut-être jamais utilisé le mot makarios. Quand il priait en hébreu, il utilisait le mot ashré. Or, l’hébreu a un sens beaucoup plus riche que le grec. Quand on dit de quelqu’un qu’il est heureux, on peut penser à deux aspects : l’état dans lequel il se trouve et la cause de son bonheur.

Le grec comme le français et l’ensemble des langues vernaculaires indiquent un état. L’hébreu indique la source du bonheur. Le passage d’une langue à une autre a affaibli la portée du mot heureux. Makarios, c’est le terme utilisé par les épicuriens pour désigner un état de bien-être. À la limite, ça peut indiquer un bonheur « à fleur de peau », selon l’expression un peu facile « d’être bien dans sa peau ». C’est le même mot pour exprimer le bonheur d’un petit chien à qui l’on donne la viande du Dr Ballard ! Est-ce juste cela que Jésus nous promet, « d’être bien dans sa peau »? Je suis heureux de faire une croisière. Je suis sur le bord d’un lac; il fait beau; je me la coule douce avec une petite bière près de mon hamac! Je suis makarios. Je suis en bonne santé; je viens d’acheter une nouvelle voiture; j’ai décroché un bon travail : je suis makarios. J’ai gagné à la loto, je suis makarissimos!

Ashré nous oriente sur une autre piste. Selon son étymologie, ashré signifie quelque chose qui est « droit ». Même en hébreu moderne, pour dire à quelqu’un d’aller tout droit, on utilise la même racine : Lakh iashar ! Parmi les mots de la même famille, on rencontre Ashéra, la déesse de la fertilité, dans le panthéon cananéen. Dans les temples dédiés à Ashéra, on érigeait un pieu sacré au sommet duquel était fixée la déesse. Juges 6,25 évoque justement ces fameux pieux sacrés contre lesquels se sont insurgés les juges et les prophètes.

Le bonheur, au sens hébraïque, prend sa source dans une vie droite. Il ne s’agit pas d’un vague bonheur épidermique, mais d’un bonheur qui découle d’une rectitude de vie. André Chouraqui, traduit « heureux» par « En avant » c’est-à-dire continue à marcher droit malgré les épreuves de la vie.”

(La suite sur interBible)

Les saints, ces témoins du bonheur.

Pas seulement d’une promesse de bonheur mais que le salut de Dieu est en marche, que le Royaume de Dieu se construit jour après jour, en ce moment-même, à travers toute action vraie,  selon une vie droite et juste.  Le témoin du bonheur ne siège pas au conseil des méchants (Ps 1), il marche sur la route des hommes, témoin de l’amour de Dieu dans l’ici et le maintenant. Il va de l’avant et entraîne les autres. La gloire de Dieu est déjà sur lui, même si ni lui ni personne le la perçoit ainsi.

Allez,  les marcheurs, en avant, tous !

C’est la Tous-saint !

lever-le-regard

L’aveugle jeta son manteau,
bondit et courut vers Jésus.

(Marc  10,50)

 

Décidément Bar-Timée,  tu nous donnes à voir,
toi l’aveugle,  tu nous montres le chemin
qui nous fait passer de l’ombre à la lumière !

 

Il jeta son manteau…

Bon, nous l’avons déjà dit, il ne s’agissait probablement pas d’un manteau, mais d’un simple vêtement en forme de drap pour couvrir le corps. Mais en plus, il le le jeta ? Non, il ne le jeta pas. Je vois bien que pour la traduction française, ça sonne mieux et ça donne du peps au texte. Mais ça n’est ni logique avec le reste du texte ni le sens possible.

Certes le terme ‘apoballo‘ peut se traduire par le verbe “jeter” mais ce n’est pas dans l’idée du geste d’envoyer au loin, comme on pourrait le concevoir dans une des acceptions du mot français. Ici, il s’agit littéralement de “laisser tomber” : ‘apo‘ indique la séparation, et ‘ballo‘ l’idée d’éparpiller, donner sans savoir où ça va, de répandre, comme on verse de l’eau ou comme se répand un fleuve. On pourrait donc le traduire aussi par les termes : abandonner, lâcher, laisser-là. Ce “jeter”-là est à entendre comme un jeter à la poubelle, un “laisser” à la poubelle. Laisser-là le vêtement désormais inutile. L’aveugle lâche littéralement son vêtement. Pour… bondir ?

 

je-bondirai

Lâchant-là son vêtement, il bondit vers Jésus.

Il bondit. ‘Anapēdēsas‘, du verbe ‘eispédaó‘. Ce mot aussi doit retenir notre attention, car il n’est employé que trois fois dans le Nouveau Testament. Cette référence est le seul emploi dans les Evangiles, les deux autres occurrences se trouvent dans le Livre des Actes des Apôtres (Act 14,14 et Act 16,29). A chaque fois, l’idée est la même, celle d’un surgissement, de jaillir, de sauter (‘pédaó‘) vers/sur/pour (‘eis‘). Certains commentateurs rabbiniques lisent la préposition ‘eis‘ comme la marque de la présence de Dieu. Utilisé ici comme préfixe, il dit également quelque chose, de la présence de Dieu  : sauter dedans, sauter vers. Compris ainsi, c’est mû de l’intérieur et “poussé vers”, ou “attiré par”,  un extérieur que l’aveugle saute. Instantanéité, plus qu’impulsivité. Une évidence. Comme un pôle aimanté irrésistiblement attiré par l’autre.

Il bondit.
Il est propulsé.
Libéré de son cache misère,
Il est fait pour Dieu,
Alors, il bondit,
Ce n’est même pas un geste volontaire.
C’est un acte de libération,
Suscité par les mots des apôtres :
« Confiance, il t’appelle ».

Il t’appelle.
Là, aux portes de Jéricho,
La ville de l’entrée en la Terre Promise.

Il te connaît,
Il se souvient,
Il se souvient de t’appeler,
Il t’appelle.

Tel que tu es.

Alors que veux-tu ?

– Rabbouni que je lève le regard de nouveau.

 

quejevois

Anablepo‘. Certes voir, discerner, comprendre, découvrir (‘blepo‘) mais ‘ana-blepo‘, voir parmi les choses, savoir voir l’essentiel en quelque sorte. Ce qui fait que le verbe ‘anablepo‘ est souvent traduit ailleurs par lever ‘lever les yeux‘. Jésus lève les yeux vers le ciel (Mt 14,19 ; Mc 6,41; Mc 7,34 ; Lc 21,1), et au matin de la Résurrection, levant les yeux (Marc 16,4), les femmes voient que la pierre est roulée.

Alors, oui, le mot ‘anablepo‘ est utilisé chaque fois qu’un aveugle recouvre la vue. Mais il s’agit bien plus que de voir, il s’agit de ‘lever les yeux‘ vers l’Unique, le seul qui ait besoin d’être vu.

Que je lève de nouveau le regard, Seigneur,
vers Toi, l’Unique,
le sens de ma vie,
le sens de toute vie.

Que ma vie qui vient de toi
soit orientée vers toi.

Seulement, cela.

 

* * *

Laissant-là son vêtement, l’aveugle surgit à Jésus

Ho de apobalōn to himation autou anapēdēsas ēlthen pros ton Iēsoun.

* * *

Si le Maître t’appelle
es-tu prêt à tout laisser
et à surgir de toi-même à toi-même,
Libéré de tes entraves
retrouvant tout à coup,
tout à la fois,
ton origine
et ta visée (vision) divine ?

 

***

Lève les yeux, regarde au delà,
fille de Sion,
Le Seigneur, en avant de toi,
toujours te prépare le chemin.
Lève les yeux, réjouis-toi,
car le Seigneur est en toi !

 

 

Z- 26/10/2015

manteau

 

L’aveugle jeta son manteau,
bondit et courut vers Jésus.

(Marc  10,50)

 

Il jeta son manteau…

‘Himation’. C’est le mot grec que la traduction liturgique a pudiquement traduit par  « manteau ». Voilà un terme qui est employé 59 fois dans le Nouveau Testament, et  qui est traduit la plupart du temps par le mot vêtement, au singulier ou au pluriel. ‘Himation’ est notamment employé pour désigner le vêtement de Jésus dans l’épisode où une femme touche son “vêtement”,  mais également lors de la Transfiguration quand ils deviennent  « resplendissants », ou lorsque qu’on le  dépouille avant la crucifixion.

himation

Certains avancent que le mot ‘himation’ serait un dérivé de ‘ennumi’ (mettre dessus). Cet argument ne suffit pas à traduire le mot himation par manteau car tout vêtement est mis par-dessus le corps. Il n’est d’ailleurs jamais traduit de la sorte dans ses autres emplois, sauf en Mt 5,40 parce que dans le même verset un autre mot désigne la tunique portée sur le corps : ‘chiton‘: si on veut prendre ta tunique ( ton habit de dessous), donne ton vêtement en plus (ton habit de dessus) – à quoi pourrait-il donc servir de plus !  – Il existe d’autres mots grecs pour désigner un vêtement qui serait mis par-dessus les autres, un manteau. Ces termes sont également connus des évangélistes : par exemple, ‘chlamus’ (Mt 27) pour désigner le vêtement dont on recouvre Jésus lors de la Passion, ou en 2Ti 4, 13, le mot ‘phelones’  employé par saint Paul pour désigner le précieux manteau de voyage qu’il  aimerait récupérer.

Mais on trouve également le mot  ‘himastimos’, qui pourrait avoir la même racine, ‘himatizo’, recouvrir, se vêtir, et désigne une tunique qui touche  et recouvre directement la peau.

 

himation2

Bref, si l’aveugle jeta son vêtement, il était nu.  A moins qu’on imagine qu’il porte encore un caleçon sous sa tunique, ce qui n’était pas l’usage du temps, comme attesté en d’autres endroits de l’Evangile. D’autant que nous n’avons pas, là, affaire à un notable distingué dans ses vêtements et parures.

 

Bref, si l’aveugle jeta son vêtement, il était nu.
C’est nu qu’il bondit vers le Seigneur.

 

Dans sa nudité, il bondit,
Dans sa nudité, il court vers Jésus,
Dans sa nudité, il se reconnaît aveugle
Dans sa nudité, il demande à voir.

 

Avant cela, il est habillé socialement
Par son handicap, par son métier de mendiant,
Par le regard que lui renvoient les autres,
y compris celui des apôtres,
Par le regard qu’il a sur lui-même, sans doute,
puisqu’il n’a pas, de prime abord,
l’énergie de bondir de lui-même vers Jésus…

Mais si le Maître appelle,
si enfin la vérité peut se faire
et que justice nous soit rendue,
alors il faut aller, bondir,
nu, comme on est.
Quelle importance ?

 

Seigneur, tu me connais.
Je n‘ai rien à cacher,
Tu sais tout de mes aveuglements,
De mes handicaps,
De la vérité  sur moi-même
que je ne connais pas
ou que je n’accepte pas encore,
Je n’ai rien à cacher

Si tu me dis : viens,
J’accours.

 

Nu.
Tel que je suis.

 

Nu,
Tel que tu m’as créé.
Nu tel que tu m’aimes.

Tel que tu me libères,
tel que tu me restaures
dans la dignité

Foin de ces apparats
et de tous ces faux habits.

Nu
Devant toi,
aucune importance.

Appelle-moi, Seigneur.

 

 

Z – 25 oct 2015

vous-ne-savez-pas-1

« Vous ne savez pas ce que vous demandez. »
(Mc 10, 38)

Si on va trop vite à la lecture de l’Evangile du jour (Mc 10, 35-45), on risque de ne retenir qu’une certaine indignation face à la demande audacieuse des fils de Zébédée, Jacques et Jean, compagnons de la première heure ou, encore, de s’attarder sur le développement (théologique – donc postérieur ?) de la réponse de Jésus  et s’attarder soit sur l’annonce du détachement et de la souffrance, soit sur l’annonce du service.

Dans l’accueil de ce texte d’aujourd’hui, ce qui me frappe , c’est cette réponse de Jésus : “Vous ne savez pas ce que vous demandez.” C’est vrai, quoi, quelle mouche a bien pu piquer les deux frangins pour qu’il fasse une telle demande de privilège au risque de se couper des autres apôtres ? Probablement, ont-ils réfléchi, prié, médité avant d’oser une telle demande et s’estiment-ils en droit ou en capacité de la faire.  Compagnonner avec Jésus, ressentir des émotions ou même des intuitions spirituelles fortes , et hop, voilà-t-y pas qu’on se croit méritant, déjà arrivé, presque arrivé, si près d’arriver… Allez, Seigneur, dis-le nous que tu nous réserves une place !

“Vous ne savez pas ce que vous demandez.”

Maintenant, je prends juste cette phrase de Jésus. Parce que ce sont ses premiers mots, sa première réponse. Et qu’il n’y a aucune raison à se précipiter pour connaître la suite de la réponse. Jésus les a peut-être prononcé doucement, ces mots. Lentement peut-être. Et tous les points de suspension qu’il y avait peut-être derrière et dont  le texte ne peut rendre compte. Oui, laissons résonner un peu cette phrase, à la manière de la méthode des Focolari qui consiste à méditer un verset, longuement, lentement, aussi peu inspirant et ardu qu’il soit.

“Vous ne savez pas ce que vous demandez.”

Ca sonne un peu comme dans cet autre passage de l’Evangile : «  À qui donc vais-je comparer les gens de cette génération ? À qui ressemblent-ils ? Ils ressemblent à des gamins assis sur la place, qui s’interpellent en disant : Nous vous avons joué de la flûte, et vous n’avez pas dansé. Nous avons chanté des lamentations, et vous n’avez pas pleuré.» (Lc 7, 31-32).  Personnellement, je n’arrive pas à imaginer une once de colère dans ce doux reproche fait par Jésus.

“Vous ne savez pas ce que vous demandez.”

Toujours cette projection de soi-même dans un ailleurs, fût-il beau.Projection de soi pour être heureux plus tard, et pour “avoir” quelque chose alors qu’il s’agit simplement d’être. Jacques, Jean, fils de Zébédée, compagnons de de la première heure, me connaissez-vous encore si peu ? Tout ce que Je suis, vous l’êtes aussi si vous renoncez à paraître et à avoir, la clef est en vous. Tiens, ça me rappelle aussi la réponse faite à Philippe quand celui-ci lui dit en gros : “allez Jésus, quoi, montre-nous le Père et cela suffira!” (Jn 14,8) La réponse de Jésus est du même style : “Quoi, Philippe, si longtemps que tu es avec moi et tu n’as toujours pas compris ?”

“Vous ne savez pas ce que vous demandez.”

Vous êtes encore à l’extérieur de vous-même et, du coup, vous demandez des choses qui ne ne sont pas ajustées, pas conformes à la vérité, à votre vérité, la vérité de votre être.  C’est la seule chose qui compte: se retrouver soi-même, se reconnecter profondément à la Source de la Vie qui sourd au fond de soi. Vous croyez la voir  (l’avoir ?) parce que vous la percevez en moi et en goûtez le rayonnement, mais c’est du lieu de votre propre source dont il s’agit, car c’est la même mais elle est en vous.

“Vous ne savez pas ce que vous demandez.”

Mon chemin n’est pas votre chemin. Ou plutôt, s’il l’est, c’est qu’il a une valeur intrinsèque que vous ne percevez pas. Pour qu’il soit votre chemin, il vous faut faire les choix que je fais, celui d’Être complètement disponible à mon Père. Ce choix ne se passe pas à la surface de vous-même, il ne s’installe pas par l’effort et le vouloir. Il s’accueille de l’intérieur. Vous savez, comme quand on se sent aimé et que ça fait chaud à l’intérieur au point qu’on ne sait plus si on se sent aimé ou si on se sait aimé, tellement c’est pareil, parce que c’est là, à l’intérieur, et que ce qui vient de l’extérieur n’est qu’un réveil, un rappel et une confirmation de ce qui était déjà là ainsi qu’une invitation à le laisser grandir en soi.

“Vous ne savez pas ce que vous demandez.”

Une seule chose est nécessaire, comme dans l’Evangile annoncé au jeune riche (Mc 10,17-22) : puisque tu as tout et que ça ne suffit pas, vends tout, donne aux pauvres et suis moi. Sois libre, sois disponible !  Revenir. revenir à soi. Cela semble l’essentiel, sans jeu de mots: essentiel car retour à l’Essentiel.  Qui a pensé que revenir, c’est ce qu’on traduit maladroitement par “se convertir”?  La conversion, μετάνοια métanoïa en grec, indique un renversement, un changement de pensée, un retour de soi-même (à ne pas confondre avec la métamorphose qui serait une transformation de soi).   Se convertir, du latin converto, c’est littéralement, se retourner, arrêter  la marche dans une direction illusoire,  se retourner pour se retrouver, revenir.

“Vous ne savez pas ce que vous demandez.”

Pourquoi je parle tout à coup de conversion? Je n’aime pas ce mot d’ailleurs qui aujourd’hui est fortement connoté négativement, soit parce qu’on l’a traduit souvent avec le mot “repentance”, au risque d’induire une culpabilisation excessive et injustifiée (au sens  qu’on ne la justifiait pas !) soit, parce que projeté sur les autres, il exprime le désir de les voir se retourner vers nous, au mépris de la violence qu’il y a  dans une telle démarche de vouloir pour l’autre ce qu’il doit être. Non, se convertir, ce n’est pas ça. C’est revenir. C’est oser se reconnecter avec son être profond et ressentir qu’il n’y a que là qu’on est bien et qu’on peut être homme ou femme de bien. Oser revenir.

“Vous ne savez pas ce que vous demandez.”

Bon, c’est le moment que je le dise…  Le mot qu’on a traduit par “se convertir”, en hébreu, est ShOUB, et son sens originel est justement “revenir”, ou “se retourner pour revenir sur ses pas”. Comme par exemple dans le psaume 79,4 : “Dieu, fais-nous revenir ; que ton visage s’éclaire et nous serons sauvés !”  Tiens, puisqu’on est dans les psaumes, je ne peux pas m’empêcher de continuer. Au suivant, le psaume 80, on découvre :  « Ah ! Si mon peuple m’écoutait, Israël, s’il allait sur mes chemins !” et au 81 : ” sans savoir, sans comprendre,  ils vont au milieu des ténèbres : les fondements de la terre en sont ébranlés.  Je l’ai dit : Vous êtes des dieux, des fils du Très-Haut, vous tous ! Pourtant, vous mourrez comme des hommes, comme les princes, tous, vous tomberez ! »

“Vous ne savez pas ce que vous demandez.”

Je l’ai dit, vous êtes des dieux. Dieu n’a pu vous créer, à son image et selon sa ressemblance, sans que vous soyez marqués de son origine divine. D’où vient qu’au lieu de revenir à cette parcelle de divinité en vous, vous soyez toujours en train de courir après une réalisation de vous éphémère, illusoire et impossible  à l’extérieur de vous ? Revenez, oui, revenez, chacun de vous, mon peuple, revenez à vous.

“Vous ne savez pas ce que vous demandez.”

Jacques, Jean, et nous tous qui ressemblons aux fils de Zébédée, nous côtoyons le Maître, cherchant à happer quelque chose de sa présence, de sa puissance ou de son aura. Quelle perte de temps ! Il me semble que j’entends Jésus me dire que le Royaume des cieux n’est pas loin, qu’il ne consiste pas à faire ou à avoir, mais à vivre de sa vie et que sa vie est profondément centrée, équilibrée, connectée, en Dieu, à l’intérieur, à la Source dont il se reçoit. Alors oui, le Royaume n’est pas si loin pour peu qu’on veuille bien revenir, et pas autre chose.

“Vous ne savez pas ce que vous demandez.”

Et si vous écoutiez, vous sauriez. Car ce n’est pas la première fois que Jésus parle ainsi.  Et après tout ce détour par l’idée de  se retourner et de revenir, il m’apparaît qu’une autre phrase de Jésus  traduit cette invitation à revenir  à Soi, traduite par ” Convertissez-vous  car le Royaume des cieux est tout proche” (Mt 4, 17) et souvent mal comprise  comme s’il fallait “faire” quelque chose, manifestation d’un “convertir” pour mériter le Royaume des Cieux, là où Jésus nous dit simplement  :   “Retournez-vous : vous êtes tout proche de vivre en l’Être de Dieu.”

“Vous ne savez pas ce que vous demandez.”

Μετανοεῖτε: ἤγγικεν γὰρ ἡ βασιλεία τῶν οὐρανῶν. Metanoeiteēngiken gar  basileia tōn ouranōn.

Metanoeite est : “Revenez, faites retour.”
ēngiken est  : “Il est tout proche“, au point que l’on touche déjà cette réalité, d’où parfois la  traduction anglaise “il est à portée de mains“.
gar exprime un lien d’évidence qu’on peut traduire par car, parce que, ou en effet, et que les anglais traduisent par indeed. On pourrait se risquer à le traduire ici par vraiment ou évidement. Ou simplement par OUI.
est l’article défini,féminin,  c’est donc celui-là/celle-là, pas un(e) autre !
basileia est le terme employé pour royaume, mot ô combien mal compris : un royaume, c’est un territoire, mais aussi un pouvoir, une autorité, une gouvernance, l’exercice de cette autorité. Comme il est doux que ce mot soit féminin.
tōn  est la marque du génitif masculin pluriel (complément de nom)
ouranōn est souvent traduit par les cieux, il y a dans  ce mot l’idée à la fois d’une élévation (vers le ciel) et d’un accès à des mondes, pas forcément immédiatement accessibles, qu’ils soient visibles et invisibles. C’est aussi le monde de la vérité,  de ce qui ne nous est pas (encore) connu.

Vous ne savez pas ce que vous demandez.”

Donc, oui, vous ne savez pas ce que vous demandez quand vous demandez l’exercice d’un pouvoir sur les choses ou les êtres, même pour me faire plaisir, même pour être en accord avec Dieu. Ca ne marche pas comme ça.

Revenez, plutôt à vous-même, car, oui, il est là, tout proche à portée  de mains – Ah que les anthropomorphismes sont piégeants !  Elle est là, toute proche, déjà là, là Présence de Dieu, l’Être qui vous porte et porte les univers.  Il est là, l’Être et l’Etant, toujours disponible. Pourquoi le chercher ailleurs ?

“Vous ne savez pas ce que vous demandez.”

*”Revenez, oui, elle est là, toute proche, la Présence de Dieu.”

 

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Zabulon – 18/10/2015

Source image :  Oscar & Moisés sur hairflips.net

frere-de-Jesus

 

Régulièrement, revient en débat  la question des frères de Jésus.

Jésus a-t-il eu des frères de sang ?

La réponse de ceux qui veulent tenir l’origine divine du Christ et la virginité de Marie est évidemment que ce n’est pas possible. C’est la position actuelle de l’Eglise Catholique : ” Jésus , eût-il des frères ? Non, bien sûr que non ! C’était des cousins, ou une parenté élargie, comme il est d’usage au Proche-Orient.”  L’Eglise orthodoxe admet, quant à elle que Jésus aurait peut-être eu des demi-frères, issus d’un premier mariage de Joseph,  mais n’explique pas alors pourquoi dans la fratrie , Jésus – qui ne serait pas  alors le premier enfant – serait héritier du trône de David, et accessoirement pourquoi on accomplit pour lui au Temple les rites réservés au premier-né.  Peut-être Joseph veut-il faire plaisir à sa jeune épouse, pourrait-on imaginer, mais au mépris des usages et rites du temps ? Curieux.

Jésus, a-t-il eu des frères de sang ?

Les textes canoniques, comme les apocryphes (qui ne sont pas déniés de toute valeur), comme la documentation historique existant par ailleurs pour cette époque, parlent d’ adolphos,ce qui désigne en grec, sans aucun doute possible, des frères de sang. Les textes du Nouveau Testament savent très bien faire la différence entre  le frère, le cousin, l’ami, l’apôtre, le disciple. Seuls certains, et toujours les mêmes,  sont désignés sous l’appellation “frère de Jésus”.

Jésus a-t-il eu des frères ?

Oui, semble-t-il. Jacques, Jude,  autres frères et deux soeurs,
personnages importants de la communauté naissante  (ou déjà née du vivant de Jésus) à Jérusalem.

Jacques, frère du Seigneur, sera le premier évêque de Jérusalem. A lui se réfèrent les premiers chrétiens. Paul, mais aussi Pierre, respectent son autorité. Les premiers mots de la seule lettre écrite sous son nom sont les suivants : ” De  la part de Jacques, serviteur de Dieu et du Seigneur Jésus-Christ. J’adresse mes salutations à l’ensemble du peuple de Dieu dispersé dans le monde entier.“(dans la version ZeBible, ou dans la nouvelle traduction liturgique : “JACQUES, SERVITEUR DE DIEU et du Seigneur Jésus Christ, aux douze tribus de la Diaspora, salut !“)

Jésus a-t-il eu des frères ?

Il eût des amis aussi.

Des gens privilégiés qui le connurent et partagèrent son intimité.
Parmi ceux-ci, certains paraissent plus proches encore.
Pierre, Jacques (autre Jacques) et Jean,
témoins privilégiés de certaines révélations,
dont la Transfiguration,
ce qui laisse penser que Jésus
a donné des enseignements particuliers
à quelques-uns.

Et puis, il y a aussi Didyme, Thomas, le jumeau.

Thomas, le disciple fidèle mais qui ne comprend rien,
à qui il faut tout expliquer en détail,
celui qui doit voir pour croire,
toucher pour savoir,
goûter pour reconnaître,
et enfin savourer la Présence.

Certains, ceux qu’on affuble aujourd’hui avec dédain
du nom de gnostiques, y ont vu l’image du double, du miroir.

Thomas est l’archétype de l’homme qui est appelé à croire,
de l’homme appelé à s’abandonner à l’Esprit du Seigneur
et à se laisser modeler pour devenir tel le Seigneur lui-même.

Thomas, c’est cet âne bâté d’humain,
si lent à voir, si lent à croire,
invité à devenir tel le Christ lui-même,
à se laisser façonner par l’Esprit de Jésus vivant
au point que s’imprime en lui le visage et le message de Jésus
et que l’on ne puisse plus les distinguer.

Thomas, ce jumeau, ce double, c’est toi, c’est moi,
c’est toute l’humanité.

Frères, amis, jumeau…

Jésus eût-il des frères ?

Toi, ami, il t’invite à devenir son frère.

Zabulon

 

frères-de-Jésus

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Pour en savoir plus sur Jacques le Juste, frère de Jésus, voir l’excellent livre de Simon Claude Mimouni,  Jacques le juste, frère de Jésus de Nazareth, ouvrage très documenté mais qui pourra paraître assez ardu aux non spécialistes. Bien que convaincant, ce n’est pas forcément le dernier mot sur la question. La question des frères de Jésus est également agitée par Françoise Chandernagor qui publie un roman, Vie de Jude, frère de Jésus, appuyé sur une forte documentation historique, sur Jude, autre “frère du Seigneur”, à qui elle fait raconter fictivement les évènements. Pour illustrer que le débat est loin d’être clos, voir la réaction de Renaud Silly, dominicain toulousain, dans un article publié sur le site du Figaro, intitulé “Jésus, avait-il des frères ?” L’auteur réfute que Jésus ait pu avoir des frères de sang au motif principal que l’on ne comprendrait pas alors pourquoi Jésus confie Jean à sa mère, et Marie à Jean, avec ces paroles : “Femme, voici ton fils ” et au disciple (qu’il aimait) : “Voici ta mère“.

En lisant l’ouvrage  de Mimouni, qui ne s’attarde pas à cet argument, il est vrai, on comprend néanmoins qu’il peut être balayé ou à tout le moins discuté aisément, l’Evangile de Jean ayant été écrit plus tardivement que les traditions qui parlent des frères du Seigneur, à un moment où le débat sur l’origine divine du Seigneur était déjà lancé et créait certains clivages dans la communauté des premiers disciples. Car, derrière l’écrit, c’est l’intention qu’il faut chercher : si elle est réelle, pourquoi nier l’existence de la fratrie de Jésus si ce n’est pour valoriser son essence divine, essence qui serait dévalorisée par une famille humaine ( sperme et sang sont considérés alors comme des souillures). Si elle n’est pas réelle, pourquoi donc la soutenir sinon pour insister sur la valeur historique de Jésus , son incarnation  et son rattachement au peuple juif. Les deux intentions sont nobles et pas forcément contradictoires.

Bref, le débat n’est pas clos…

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