Il y a de multiples façons d’interpréter le texte d’Evangile proposé par la liturgie de ce dimanche (Mc 8, 27-35). Je vais en proposer une qui ne sera peut-être pas très conventionnelle mais qui est en cohérence avec le reste de l’Evangile.

D’abord résumons le texte. Jésus se rend aux confins de la Galilée et au delà visitant les villages de la région de Césarée de Philippe. Chemin faisant, il demande à ses disciples ce qu’on dit de lui, puis ce que, eux, en pensent, et il leur enjoint tout à coup de ne pas parler de lui à personne après que Pierre ait lâché : “Tu es le Christ“. Là-dessus, il se met à enseigner à propos de ses souffrances à venir, sa mort et sa résurrection, et Pierre se croit alors avisé de le reprendre en privé. Jésus lui répond en l’apostrophant en public (devant ses disciples) :”Passe derrière moi Satan ! tes pensées ne sont pas celles de Dieu mais celles des hommes.” Et il fait appeler la foule pour tenir un discours semble-t-il encore plus radical : “Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive. Car celui qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Évangile la sauvera.

Ce texte est clairement un écrit postérieur à la vie de Jésus cherchant à donner sens à des évènements connus de l’auteur de l’Evangile, à savoir la mort et la résurrection de Jésus, ce qui fait qu’on trouve dans les paroles de Jésus une mention selon laquelle, pour le suivre, on doit porter sa croix alors même que la Passion et la Résurrection n’ont pas encore eu lieu. Inutile d’imaginer que par “préscience” il informe ses locuteurs de ce qui va arriver, l’explication est beaucoup plus simple : le texte de l’Evangile de Marc date au minimum des années 50 après Jésus : l’auteur, lui, connaît la fin tragique de Jésus et il rassemble des éléments de nature à prouver que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu. Il l’annonce dès le verset 1 de son Evangile (Mc1,1).

Le texte proposé étant assez disparate, il est probable qu’il y ait plusieurs traditions mémorielles qui soient rassemblées ensemble sans souci de cohérence chronologique ou même historique. Ca n’est pas grave, c’est justement le génie de l’auteur de nous transmettre sa foi et celle de sa communauté en collant bout à bout des éléments divers qu’il a pu récupérer.

Sachant cela, soyons intelligents. Essayons de prendre les éléments un par un pour comprendre comment il font sens ensemble.

1/ Jésus visite les villages des confins de la Galilée, dans un univers largement romanisé et ouvert aux autres cultures que le seul judaïsme. Il est en pays de Zabulon, ces confins d’Israël traditionnellement voués à commercer et entretenir la (bonne) relation avec les autres peuples. Ce voyage en lui-même est “révolutionnaire” : Jésus va à la rencontre des autres peuples. Certes, probablement en rencontrant d’abord les juifs de la diaspora comme il est de coutume alors mais dans un contexte où les étrangers sont là, présents et parfois majoritaires en nombre. Soit il va à la rencontre des juifs des villages pour les consoler de la présence romaine, soit il va à la rencontre des gens qui se trouvent en ces pays, indépendamment de leur appartenance religieuse signifiant que la Bonne Nouvelle est pour tous les humains. Les deux hypothèses existent, la première étant la plus probable. Mais dans les deux cas, notons que Jésus sort de sa zone de confort : il n’a pas peur de l’étranger, de la différence, de la promiscuité avec les païens. Pas peur de l’humanité toute entière ( ce pourquoi je dis cela s’éclairera plus loin).

2/ Si je dis que la première hypothèse est la plus probable, c’est que, EN CHEMIN (Pas à Césarée même), Jésus s’enquiert de ce que l’on peut dire de lui. Les réponses indiquent que les villageois lui sont reconnaissants et le rattachent à des figures bibliques : Jean-Baptiste, Elie, un prophète. Vérification intéressante : les judaïsants de ces contrées reconnaissent par la venue de Jésus que Dieu ne les a pas abandonnés.

3/ “Et vous, qui dites-vous que je suis ?” Etonnante question. Genre : “voilà, vous voyez le bien que je fais, vous entendez ce qu’ils disent et comprennent. Mais, vous, que retenez-vous de ce que vous voyez et entendez?” Sorte d’invitation à la relecture qui annonce d’emblée un enseignement à venir. “Tu es le Christ” s’exclame le brave Pierre, figure toujours impétueuse mais tellement authentique et attachante des évangiles. Le Christ, c’est-à-dire le Messie, l’envoyé, l’oint, de Dieu. Pas d’objection de Jésus mais cette consigne ferme de ne rien dire à personne. Action très difficile à interpréter, toute interprétation pouvant être fausse ou incomplète. Mais notons l’impression de rapidité qui se dégage de ce texte et qui justifie l’interprétation courante : “ok, c’est bien ça mais chut ! il ne faut pas le dire, ce n’est pas le moment”. Et aucune explication de pourquoi ce n’est pas le moment. De là, toutes sortes d’hypothèses et interprétations…

4/ Le texte insiste ensuite lourdement sur le fait qu’être le Christ, ce n’est pas une sinécure. Il va falloir souffrir et mourir. Et alors on pourra parler de résurrection. Mettons-nous dans l’esprit de l’époque. La première partie du programme (mourir et souffrir) est un teaser absolument pas excitant, et la deuxième partie (ressusciter), une fantasmagorie digne de Harry Poter. Ca peut faire peur, ça peut indigner ça peut susciter l’incompréhension, le doute, la colère. Pierre se croit obligé d’intervenir.  Compréhension traditionnelle mais pas suffisante de ce passage : le monde n’est pas prêt à recevoir son sauveur, même Pierre ne comprend pas et, maladroitement, essaie d’empêcher le salut d’avancer.

Mais la réponse de Jésus est intéressante. Pour la comprendre, il faut veiller à ne pas faire d’anachronisme. Il l’affuble de “satan”, ce qui littéralement signifie “celui qui résiste”. On pourrait traduire : “Passe derrière moi, toi qui résistes.” C’est quand même bien moins violent que d’imaginer que Pierre est devenu l’incarnation du diable en personne. Le mot satan est assez souvent utilisé dans l’Ancien Testament pour désigner quelqu’un qui résiste , qui accuse, qui se pose en adversaire, voire en ennemi, mais il est très peu utilisé come nom propre et seulement dans deux écrits très spécifiques : le livre de Job qui, tout extraordinaire qu’il soit, n’est pas un livre historique, et le livre de Zacharie, prophète tardif dans lequel il n’y a que deux occurrences. Le nouveau testament, écrit en contexte greco-païen emploie certes davantage la personnification de ce mot hellénisé mais justement dans un contexte philosophique différent où il est courant d’opposer le bien et le mal comme deux forces contraires dans la conception d’un monde binaire qui n’est pas celle héritée du judaïsme.

D’ailleurs Jésus précise sa pensée : tes pensées ne sont pas celles de Dieu mais celle des hommes. Là est la nature de la résistance. Pierre, bien qu’ayant bien répondu à la question de ‘qui je suis pour vous’, tu n’as pas compris la portée de ta réponse, et c’est d’ailleurs pourquoi je ne veux pas que vous parliez de moi ainsi. Je ne suis pas un superhéros, je ne viens pas vous délivrer avec des pouvoirs magiques ou une puissance qui vous ferait sortir des contraintes de la création et de votre humanité. Je suis un homme qui va souffrir et mourir, même si je suis voué à la vie – comme vous. C’est ça la vérité. M’empêcher de le dire à me propres disciples, c’est risquer de leur faire croire que je vais les tirer de leurs turpitudes d’un coup de baguette magique alors qu’il n’y a pas d’autre chemin que d’assumer – mais alors de l’assumer COMPLETEMENT – son humanité.

Cette résistance, là, elle dit que tu n’es pas encore prêt, que tu n’as pas encore compris.

5/ Appel des foules et discours sur le renoncement nécessaire pour suivre Jésus, comme si il devenait tout à coup urgent de lever un malentendu qui pourrait être lourd de conséquences :

« Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même,
qu’il prenne sa croix et qu’il me suive.
Car celui qui veut sauver sa vie la perdra ;
mais celui qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Évangile la sauvera. »

Discours qui peut paraître un peu radical de prime abord, mais qui ne l’est pas tant que ça si on prend la peine d’appliquer le bon décodeur. Si Jésus n’est pas un superhéros, alors quel type de sauveur est-il ? Visiblement pas quelqu’un qui cherche le pouvoir, à renverser Hérode ou les romains, à restaurer la grandeur d’antan, etc. La clé est à a fin de la péricope : l’Evangile, c’est-à-dire la Bonne Nouvelle. Quelle bonne nouvelle ? Dans les quatre évangiles mais peut-être encore plus dans celui de Marc qui annonce la couleur dès le début, celle-ci : tu es aimé de Dieu. Tel que tu es. Avec tes limites, même avec tes péchés. Plus besoin de te morfondre, de te lamenter, de te croire indigne, d’imaginer avoir quelque chose à faire, à racheter, pour gagner la miséricorde de Dieu ou ton salut. Tu es aimé de Dieu, une fois pour toutes et c’est définitif. Alors juste, montres-toi-s-en digne.

Regarde-moi. Tu me vois bien ? Tu me vois vivre avec toi, avec vous, parler aux gens, les rencontrer, les relever d’une parole ,d ‘un geste, qui sont des actes d’amour. Ils rencontrent l’amour et se relèvent, se remettent debout, se remettent à espérer.

Tu le vois tout ça, n’est ce pas ? Que je vais sur les routes, que je rencontre les gens, et spécialement les blessés de la vie, que je leur annonce la libération. Ce ne sont pas les mots qui les délivrent, c’est l’intention amoureuse avec laquelle je m’adresse à eux. Ils se sentent, mieux : ils se savent, soudain, aimés et cela transforme leurs vies et celles de leurs maisonnées.

Et tu voudrais, Pierre, ou qui que tu sois qui me lis aujourd’hui, que je sois un super héros, que j’ai des super-pouvoirs, que je leur sois tellement étranger qu’ils ne puissent pas se réconcilier avec leur propre humanité ?

Regarde-moi : je suis Jésus de Nazareth, un homme comme toi, avec juste cette petite différence qu’il nous faut maintenant abolir que j’ai abandonné ma volonté à l’Esprit d’amour qui traverse toute vie. Oui, je suis le Christ, l’Envoyé de Dieu parce qu’il m’a trouvé totalement disponible pour déployer son action en moi à la face de tous mes frères et soeurs humains. Je vous montre le chemin, je vous montre ce chemin, mais je ne peux pas le réaliser à votre place alors que vous avez,  à votre tour, à le réaliser.

La vérité, c’est que c’est vous qui devez faire ce chemin. Je vous montre que c’est possible, et même à quel point c’est possible, en le vivant parmi vous, mais ne m’idolâtrez pas. Entendez, vous êtes des enfants de Dieu, conduisez-vous comme des enfants de Dieu. Laissez-le se déployer en vous, arrêtez de résister. Il est l’âme de votre âme, le souffle de votre souffle, le sang de votre sang. Il est la vie qui coule dans toute les cellules de votre humanité et, au-delà des cellules, de cette part immatérielle qui constitue votre être éternel et qui passera la mort et ressuscitera.

Alors, oui, vous avez chacun votre croix à porter : assumer votre humanité. Qui est petit, gros, malade, blessé, contrarié, chagriné, vexé par ce qu’il est ou qu’il a vécu. Oui, vous êtes faits d’humanité, de contraintes, de limites, imparables. Portez vos croix, assumez votre humanité.

C’est avec ça que vous allez, que tu vas me suivre. Pas malgré ça. De même que Dieu m’a rejoint dans mon humanité et vous fait dire que je suis l’Envoyé de Dieu parce que le Bien vient à votre secours, tu peux toi aussi choisir d’accepter cette humanité et de la transcender. Tu peux être artisan du Bien, de la Paix, de l’Amour, en laissant cette force de vie se déployer en toi. Si tu cherches à garder tes limites, à les justifier, à les faire valoir, tu t’attaches à ce qui est promis à la mort alors que ton être éternel est là qui attend à se déployer pour le bien de tous. Voilà pourquoi je dis que quiconque veut sauver sa vie la perdra.

C’est un peu comme dans l’Evangile de la samaritaine, tous deux nous parlons de l’eau mais ce n’est pas de la même. Ici nous parlons de vie, mais toi tu parles de ton existence confinée et moi je te parle de la vie éternelle qui emplit même un corps déformé par la misère ou la souffrance.

Bref, il ne s’agit pas que j’agisse à ta place. Je te montre le chemin, en le vivant devant toi et avec toi, mais tu dois le parcourir toi-même. Tu ne dois pas faire comme moi, tu ne dois pas être moi. Tu dois être toi devenu à ton tour Christ. Là est le secret.

A cet endroit nous nous rejoignons.

Z. 13/09/2024

 

Illustrations : vues sur le blog tumblr d’@antonio-teixeira

Aj Neu

En ce temps-là, les yeux levés au ciel, Jésus priait ainsi :
“Père saint, garde mes disciples unis dans ton nom
le nom que tu m’as donné,
pour qu’ils soient un,
comme nous-mêmes.”
(Jn 17,11b)

Ton nom, le nom que tu m’as sonné, que nous soyons unis en ce nom…
Quel autre nom que le seul, magistral, que Dieu veut bien nous donner dans la Bible:
Je suis.
J’étais, je suis, je serai.
J’étais celui que je suis.
J’étais celui que je serai.
Je suis celui que j’étais
Je suis celui que je serai
Je serai celui que je suis
Je serai celui que j’étais.
Je suis.

Impossible de me limiter
dans un nom ou un concept.
Je suis.

Ce nom imprononçable
que Dieu donne à Moïse
exprimé dans ce temps inaccompli
qui fait qu’on peut le traduire dans tous les sens.
Je suis, j’étais, je serai.
Permanence dans l’impermanence.
Souffle de vie qui ne s’éteint jamais.

Être de ton être,
et tu ne le sais pas.

Jésus le sait.
Il participe de ce nom,
Il se reçoit de ce nom qui est également action :
“Je suis”,
dépassant les frontières du temps et de la création,
dépassant aussi les limites de nos pauvres rationalisations.

Jésus,
premier d’entre nous à se revoir de “Je suis”,
à s’accueillir comme vivant dans ce nom, par ce nom.

Et nous,
pauvres humains qui courrons de-ci de-là
à la recherche du bonheur,
à la recherche d’une continuité, d’une assurance, d’une permanence…

Nous sommes simplement invités
à entrer dans ce mouvement de “Je suis”,
ce mouvement d’amour qui a commencé avant nous
– avant notre existence terrestre,
et qui se prolongera au-delà.

Juste,
accueillir le “Je suis”
et le laisser se déployer
en nous.

Sois,
bon sang !
Qu’attends-tu ?

Z. 12 mai 2024

Photo : Aj Neu, modèle chez Soul Artist Management

En son temps, Diogène parcourait les rues de sa ville, une lampe allumée à la main, et disait à qui voulait l’entendre : “Je cherche un homme.” Un homme, un vrai, un sage, un être humain en plein déploiement de lui-même, connecté à qui il est vraiment et l’offrant au monde, donc aux autres êtres humains.

Et voilà que la réponse des chrétiens est : “Nous l’avons trouvé cet homme.” Cet homme qui m’a vu sous le figuier (Nathanaël), cet homme qui m’a dit tout ce que j’ai fait , tout ce que je suis (la Samaritaine), cet homme qui ne me juge pas et me remet en route (la femme adultère), cet homme qui me réinsère dans la communauté des autres êtres humains (Zachée, lui qui est aussi “un fils d’Abraham”), cet homme qui me guérit de mes torpeurs, de mes souffrances, de mes maladies… qui me restaure en humanité.

Pas si simple cependant de le rencontrer vraiment. On peut le croiser assez facilement, sur les routes de Palestine il y a 2000 ans ou aujourd’hui encore en écoutant ceux qui se réclament de lui, mais le croiser, avoir entendu parler de lui, ne nous délivre pas de cette recherche idolâtre de vouloir un super-héros, un roi, un dieu à notre image. Nicodème lui-même, qui est un sage, vient de nuit et s’efforce de comprendre d’où vient la sagesse de cet homme appeler Jésus qui n’a aucun pouvoir, aucune origine connue, aucune légitimité mais qui parle tel les prophètes de l’Ancien Temps et qui vient bousculer l’ordre établi sans tambours ni trompettes, avec pour seul argument une existence claire, transparente, cohérente avec le message qu’il professe.

Être un homme, serait-ce l’enjeu ? Un vrai homme. Un homme qui accomplit complètement son déploiement, son “accomplissement” d’homme ? Oui, Jésus réalise en son corps, en son être et en son existence, la plénitude de Dieu. Mais en ces temps pascals, la tentation pourrait être – comme pour de nombreux chrétiens avant nous – de conclure un peu trop vite à la divinité de celui qui est re-ssuscité et d’en oublier son humanité. Et se faisant, s’en distancer au lieu de s’en rapprocher.

Tout l’enjeu de la Révélation semble bien être l’humanité et non pas la divinité. Si Dieu est, il est déjà et n’a pas besoin de nous pour continuer à être ou pour se justifier d’être. Non, la question est plutôt : où est-il ton Dieu ? Et où serait-il donc ailleurs que dans le vivant, tout le vivant, et spécialement dans cet homme – tout homme – dont le livre de la Genèse nous dit que Dieu l’a fait à son image et selon sa ressemblance.

La question principale, y compris et surtout dans les derniers moments de la vie de Jésus, est encore et toujours “Mais qui donc est cet homme ?” Qui donc est cet homme qui me ramène à l’humanité d’une manière que je n’avais pas prévue, pas anticipée, pas comprise. Qui donc est cet homme qui me renvoie à mon propre accomplissement et donc en creux à mon non-accomplissement : mes renoncements, mes jeux de rôle ou de pouvoir, mes peurs cachées et mes stratégies d’adaptation ? Ca fait peur, ça dérange, ça me met en colère parfois car je ne suis pas toujours prêt à me laisser bousculer, interroger, inviter à aller dans cette voie d’accomplissement de moi-même et des autres. A Nazareth, cela rendra les gens furieux dès le début de son enseignement, et à Jérusalem, ultimement, c’est la foule, cette masse informe de gens entrainés par leurs passions, qui demandera sa mort.

Pilate lui-même est troublé: Mais qui donc est cet homme qu’on lui présente ? Si étrange, si inoffensif et pourtant si fort en lui-même. “Voici l’homme”… Celui contre lequel vous en êtes réduits à faire de faux témoignages qui l’excluront de votre système sans même considérer qui il est vraiment : un homme, un vrai. Le type d’homme que nous devrions tous et toutes devenir si l’on laissait l’esprit de Dieu faire son chemin en nous en plénitude.

Mais qui donc est cet homme ? Certains, même parmi les païens, le sentiront intuitivement et ne pourront s’empêcher de le proclamer : “c’est le fils de Dieu!” Et c’est vrai. Mais cela n’annule pas, bien au contraire, tout ce que j’ai essayé de vous partager dans les paragraphes précédents : cet homme qui laisse se déployer son humanité comme elle a été voulue par Dieu (essayez, pour voir, de remplacer le mot “Dieu” qui forcément limite la compréhension puisqu’il enferme dans une compréhension limitée de Dieu par d’autres mots ou expressions qui ouvrent les horizons : le logos, le verbe, l’élan vital, l’énergie vitale, etc.) – cet homme donc qui laisse son humanité se déployer sans la dérouter (= littéralement “sans pécher”) nous montre non seulement Dieu mais aussi notre humanité. Se replier trop rapidement sur l’affirmation : c’est le fils de Dieu” a été l’occasion trop de fois dans notre histoire, et encore aujourd’hui, de nous dispenser de nous convertir vraiment : Jésus n’est pas venu pour nous montrer de l’extérieur ce que nous sommes appelés à être, genre : “Je suis fils de Dieu, je vous montre le chemin. Trois petits tours et puis je m’en vais. Vous avez vu ? Ca continue après la mort. Allez, facile, à votre tour !” Ce serait indigne de Dieu, tellement pas conforme à ce don de Jésus qui souffre et meurt VRAIMENT.

Il ne montre pas le chemin, il est le chemin. Dans son corps, son être, son existence. Il nous montre comment la vie de Dieu est faite pour notre humanité, et vice versa, au point que les deux se confondent. Tu ne peux pas être pleinement humain sans accepter cet élan vital qui te porte à aimer l’humanité, la tienne et celle de tes frères et soeurs. A ce titre, peut-être que l’appellation “Fils de l’homme” qu’on a parfois bien du mal à comprendre et à expliquer est bien plus puissante et signifiante que “Fils de Dieu” avec toutes les images tronquées de Dieu qu’on a dans la tête et cette tentation de séparer ce qui est de Dieu et ce qui serait de l’homme. En Jésus la divinité se déploie et nous dévoile un homme parfait.

Cet homme parfait, c’est celui que nous sommes invités à devenir. C’est ainsi qu’on pourrait comprendre le message de son dernier repas : “Ce pain, c’est mon corps. Ce vin, c’est mon sang. Prenez, mangez, buvez en tous et réalisez en votre humanité le projet de Dieu!” Car, quoi ? Ce pain, ce vin, c’est ce qui fait ma chair. De la nourriture qui nourrit mon corps et maintient mon humanité. Vous cherchez mon mystère, qui je suis vraiment ? Eh bien prenez ce pain, ce vin, les mêmes que je prends moi aussi. C’est mon corps, c’est mon sang, abandonnés à l’amour de Dieu, transformés par lui, prenez, mangez, buvez. Et dans votre humanité, laissez-vous transformer par l’amour de Dieu, la vie qui est déjà en vous et qui ne demande qu’à se déployer si vous ne l’empêcher pas. Alors, ne l’empêchez pas! Faites cela en mémoire de moi !

Terrible : même la résurrection, nous pourrions mal la comprendre. Certaines conceptions de la résurrection laissent à penser que Jésus serait devenu “autre”. Dans cette version son humanité a comme disparu, et il est devenu pure divinité, pur esprit. Conséquence, désormais, “dans sa gloire”, il nous aiderait de loin en loin, victorieux et attendant qu’on le rejoigne… Mais ça n’est tellement pas conforme aux épisodes précédents la mort de Jésus, et tellement pas conforme non plus aux récits des apparitions qui font que ses amis vont proclamer qu’il est ressuscité !

Jésus ressuscité, c’est encore et toujours un homme, l’homme Jésus qui passe la mort et continue son chemin. Ressuscité, cela veut dire qu’il est “suscité encore et encore”, que sa vie ne s’arrête pas. Alors bien sûr, on ne parle peut-être pas de ses cellules qui dans leur matérialité peuvent retourner à la poussière. Mais son être, sa “chair” au sens hébreu, qui comprend aussi son élan vital, ne s’arrête pas. Plus encore : même ressuscité, pas question qu’on mette la main sur lui, qu’on le retienne, qu’on l’arrête dans le déploiement de son humanité. C’est assez intéressant de voir que dans les récits d’apparitions post-pascales, Jésus se montre sous la forme d’un homme mais que, au cimetière comme plus tard en Galilée ou à Emmaüs, ceux qui l’ont pourtant côtoyé et bien connu, ne le reconnaissent pas.

Voilà l’homme. Un homme Jésus qui ne se réduit pas à son apparence et qui nous invite à nous préoccuper chacun de notre humanité plutôt que de la sienne. C’est compliqué. Peut-être au-dessus de nos forces ou de notre compréhension. Viendra le moment où l’Esprit-Saint surgira, éclairera notre humanité et l’emportera témoigner tout autour de la terre.

En attendant, vous je ne sais pas, mais moi assez souvent encore : Je cherche un homme (un être humain, un vrai) dans les gens que je rencontre et qui m’éclairera sur ma propre humanité. Pas toujours facile, mais je cherche et j’essaie aussi d’être cet homme-là.

Z – 31/03/2024

Plus besoin de compagnon

Plus besoin de compagnon, c’est ce que nous annonce fièrement le prophète Jérémie dans la liturgie de ce jour :

Je mettrai ma Loi au plus profond d’eux-mêmes ; je l’inscrirai sur leur coeur. Je serai leur Dieu, et ils seront mon peuple. Ils n’auront plus à instruire chacun son compagnon, ni chacun son frère en disant : “Apprends à connaître le Seigneur !” Car tous me connaîtront, des plus petits jusqu’aux plus grands.
(Jérémie 31, 33b-34)

Plus besoin de compagnon pour diriger ma vie. Pour me dire ce que j’ai à faire ou pas. Pour me dire ce que j’ai à ressentir ou pas. Pardon, mais même si ce n’est pas de cela dont je veux parler aujourd’hui, je le dis : plus besoin de clergé non plus. La promesse, c’est que l’esprit de Dieu m’atteindra et me remplira sans qu’aucun intermédiaire vienne me polluer de sa propre histoire, de ses limites et de ses projections. Et la garantie – quand même ! – que ce ne sera pas n’importe quoi, c’est que cela ne se réalisera pas que pour moi mais aussi pour chacun, pour les autres, pour tous.

Plus besoin de compagnon : tous seront mes compagnons, mes frères.

“Quand est-ce que cela se produira ?” pourrait-on demander comme cela a été demandé à Jésus. Et la réponse est : là, maintenant, c’est en train de se produire. Tu ne le vois pas, tu ne l’entends pas ?

C’est pourtant ce que Jésus dit encore dans l’Evangile de ce jour. Evidemment, c’est du saint Jean (Jn 12, 20-33), alors sans décodeur, c’est un peu compliqué à capter. Pour ma part, je voudrais juste attirer l’attention sur deux choses.

D’abord, le contexte de l’Evangile de ce jour : il y avait à Jérusalem de nombreux grecs qui demandaient à voir Jésus. Le thème du voir Jésus, on le trouve dans d’autres passages des Evangiles comme par exemple dans le récit de la rencontre entre Zachée et Jésus : lui, aussi, ce fils d’Abraham, il voulait voir Jésus. Ou bien plus poignant encore dans le récit de la rencontre avec l’aveugle de Jéricho, poignant parce que justement il ne peut pas voir. La plupart du temps ces gens qui veulent voir Jésus n’osent pas (qu’on pense aussi à Nicodème, par exemple, qui vient de nuit pour ne pas être vu) ou en sont empêchés (ce sont les apôtres qui, dans un premier temps, font barrage à l’aveugle de Jéricho.

Aujourd’hui ce sont des grecs, des étrangers, peut-être des craignant-Dieu, qui veulent voir Jésus. Alors, attention, comme pour l’appel des premiers disciples, il y a un protocole à suivre. On passe par les compagnons de Jésus : On en parle à André qui en parle à Philippe et ensemble ils vont le dire à Jésus.

Il me semble important de pointer cet élément de contexte avant de foncer et de se focaliser sur la réponse de Jésus au risque de ne pas bien saisir à quelle problématique il répond et de déconnecter son discours du contexte.

En ce temps-là, il y avait quelques Grecs parmi ceux qui étaient montés à Jérusalem pour adorer Dieu pendant la fête de la Pâque. Ils abordèrent Philippe, qui était de Bethsaïde en Galilée, et lui firent cette demande : “Nous voudrions voir Jésus”. Philippe va le dire à André et tous deux vont le dire à Jésus.

Or, et c’est la deuxième chose, la réponse de Jésus est bien étrange et compliquée. Il parle de mort à venir, de vie éternelle, de son Père, d’épreuves, de le suivre et une voix dans le ciel vient confirmer que celui-ci est “glorifié” et va l’être encore. Tout cela pour conclure que le prince du monde va être jeté dehors et que désormais, “quand Jésus aura été élevé de terre” il attirera à lui tous les hommes. Voilà : plus de diviseur, plus de perturbateur, plus de confusionneur : désormais un accès direct au Christ Jésus, l’action de Dieu dans cet homme qui offre sa vie, habité et mû tout entier par la présence et l’amour de Dieu.

Désormais : plus d’intermédiaire, plus de compagnon. Ecoute en ton coeur. Accepte, adhère, assume cet élan vital qui te traverse. Mise sur lui : il est la présence de Dieu en toi qui cherche à se déployer dans le monde et, comme tel, il ne t’appartient pas : tu lui appartiens. Tu viens de lui et tu vas à lui. Il est la force de vie qui te traverse et t’entraîne vers toujours plus de vie. Surtout, ne pas le retenir, ne pas le capter, ne pas t’en prévaloir pour ne pas te replier sur toi-même. Dans un magnifique commentaire publié dans La Vie, le bibliste Philippe Lefebvre relève que quand l’on fait dire à Jésus, en français : “qui aime sa vie la perd ; qui s’en détache en ce monde la gardera pour la vie éternelle”, c’est le mot grec psukhè qui a été traduit par le mot “vie” dans la première partie de la phrase et le mot zôè pour désigner la “vie éternelle”. Plus précisément, psukhè, que l’on retrouve dans tous les mots commençant par psycho-quelque-chose, désigne l’élan vital intrinsèque à tout être vivant, le souffle vital; et le mot zôè désigne la vie au sens de l’existence au sens fort, le déploiement de soi vers l’extérieur, la sortie de soi.

Il faut donc comprendre “qui veut garder pour lui son souffle vital le perd, et qui abandonne son souffle vital (se laisse travailler, emporter par lui) le gardera pour la vie éternelle.”

Ainsi tout s’éclaire : plus besoin de compagnon qui t’instruise puisque connecté et travaillé par cet élan vital, tu es le compagnon envoyé au monde pour qu’il se réalise, pour que les autres se réalisent. Et, bien sûr, tu n’es pas envoyé non plus pour instruire, dire aux autres ce qu’ils ont à faire. Tu es devenu signe de la présence, tu es présence. Si tu es attentif à ce souffle vital en toi et t’en fais le serviteur, il t’entraîne à être et cela réveille possiblement l’existant – le à-être – de chacun de ceux que tu rencontres.

Plus besoin de compagnon, ce n’est pas non plus que l’on doive se passer de relations intimes, encore que dans le cas de Jésus l’accent ne soit pas mis là-dessus puisqu’en dehors de la relation à ses disciples et à ses amis de Béthanie, il n’en soit pas fait mention. Tout au plus peut-on conclure que s’il y a des relations intimes avec un compagnon ou une compagne, cette relation ne consiste jamais à vouloir capter ou restreindre l’élan vital de l’autre. Mon existence est présence à plus grand que moi, je peux également rencontrer ce plus grand que moi en toi, mais jamais il ne m’appartient, jamais il ne t’apparient. Nous sommes juste compagnons de route.

source photo : photo de Mariana Maltoni publiée sur le blog minhamemoriasuja.tumblr

« Ils choisirent sept hommes remplis d’Esprit Saint » (Ac 6, 1-7)

En termes modernes, on dirait : ils choisirent sept hommes remplis de spiritualité, ou attentifs à la spiritualité. Car qu’est-ce d’autre que la spiritualité sinon “la vie selon l’Esprit” ?

Que nos contemporains soient férus de spiritualité mais se méfient des institutions est finalement un réflexe de bonne santé. L’Esprit, personne ne sait d’où il vient et où il va. Alors que des institutions prétendent le savoir à la place des dépositaires de cet Esprit, et de surcroît veuillent l’orienter par ici ou par là, voilà qui est plus que suspect.

En même temps, il ne faudrait pas croire que ce serait n’importe quel esprit, n’importe quelle direction, n’importe quelle pulsion du moment à suivre. Si l’on regarde bien le texte des Actes des Apôtres, la mention d’être rempli de l’Esprit -Saint est toujours complétée par un autre critère de discernement qui y est adjoint : la sagesse (sophia : Act 6,4), la foi (pistis : Act 6,5), la force ou la puissance (dunamis, Act 6,8). Autant de mots que l’on retrouve souvent dans le récit des évangiles synoptiques et qui sont associés au ministère de Jésus.

Être rempli de l’Esprit-Saint se vérifie donc par la confiance en la révélation qui nous traverse (en Dieu), la force intérieure qui s’en dégage et l’efficience.

De cela, il résulte que nous devrions tous honorer, et déployer notre dimension spirituelle Et, parlant de spiritualité, veiller à ne pas en faire un magma gélatineux où tout est possible mais au contraire une dynamique de vie qui nous oriente vers la meilleure version de nous-même.

Là se fait le lien avec l’acceptation de soi. Je ne suis pas le produit des conditionnements qui m’ont façonnés et qui étaient nécessaires le temps de mon apprentissage vers l’autonomie spirituelle. M’identifier à eux, c’est me dérouter de mon chemin (Tiens ! C’est la définition hébraïque du péché : se dérouter de son chemin !) , c’est vivre par procuration avec les critères d’autrui. Aussi pertinents soient-ils pour autrui, pour le collectif, pour l’institution qui les enseigne et en est garante, cela e me dispense jamais de vérifier qu’ils sont pertinents pour moi.

J’aime bien l’image botanique du tuteur qui est nécessaire à la croissance de certaines plantes. Une fois qu’elles ont grandi, elles n’ont plus besoin de ce tuteur, elles poursuivent leur croissance, seules et autonomes, déployant leurs branches et produisant du fruit. Se confondre avec le tuteur au point de ne pas vouloir s’en séparer ou, de l’extérieur, vouloir imposer un tuteur qui n’aurait pas de limites dans le temps et pour le développement de la plante, c’est dans le premier cas une erreur, c’est dans le deuxième cas une forfaiture.

Encore une fois, en écrivant tout cela, je me demande le rapport avec l’objet de ce blog. Il tient en une processus très simple : l’acceptation de soi. Dans mon cas, l’acceptation de mon orientation sexuelle a été le déclencheur vers une acceptation intégrale de mon humanité quand bien même elle ne répondrait pas aux normes de la société, de l’église, de l’éducation, de la famille, etc. Qui aurait le droit de m’empêcher d’être moi-même ? Soyons plus précis : qui aurait le droit de m’empêcher de me connecter à cette dimension de moi qui concourt à mon épanouissement ? En vérité, je me le suis infligé moi-même pendant des années, croyant être libre alors que je collais comme un désespéré qui a peur du vide à ce foutu tuteur dont je parlais plus haut. Je n’ai pas été violenté, je n’ai pas subi d’agressions homophobes mais qu’est-ce que j’avais peur d’être différent du modèle ambiant dans lequel j’ai évolué. Tellement peur que je n’osais pas être moi-même.

Or, depuis que j’accepte cette dimension de moi, je vois que je suis plus serein, plus lucide et que je porte du fruit, d’une certaine manière, autour de moi. Pour rien au monde, je ne voudrais revenir en arrière.

Alors voilà. Je trouve intéressant que les apôtres constatant qu’ils n’arrivaient plus à gérer la croissance de l’église naissante et les revendications de cette partie hellénisante qu’ils ne devaient pas comprendre tout à fait ont eu l’intelligence de reconnaître la dimension spirituelle de leurs interlocuteurs et de l’honorer.

Plutôt que s’arc-bouter sur une église en décomposition (donc en recomposition), ne devrait pas mieux entendre et écouter les mouvements de l’Esprit-Saint qui s’expriment à travers les attentes spirituelles de nos contemporains ?

Z – 6/5/2023

Source photo : Michael Zanderigo, Tristan Stalbaum et Chaz Perry photographed by Amadeo Agis Amadeo Agis, photographe à Hawaï.