Figurez-vous qu’un des articles les plus lus de ce blog et ceci d’une manière continue depuis sa publication est celui qui est intitulé : les eunuques de naissance.

Cela n’est pas sans m’interroger et je me décide donc de compléter un peu ce sujet avec quelques données historiques et exégétiques.

Dans le Nouveau Testament

D’abord, notons que ce thème est marginal dans le Nouveau Testament : le terme enouchos que l’on traduit en français par eunuque n’apparaît que dans 6 versets, dont 5 se trouvent dans les Actes des Apôtres ( c’est l’épisode de Philippe rencontrant le surintendant de la reine d’Ethiopie), texte par excellence composé à destination de la population de culture grecque. Cela met d’autant en valeur la citation que l’on trouve dans l’évangile de Mathieu selon laquelle il y a différentes sortes d’eunuques (Mat 19, 12) qui est justement le texte que je commentais précédemment.

Deuxièmement, il va être très utile de relever que dans le Nouveau Testament, à aucun moment, la désignation d’eunuque est péjorative. Dans les actes des apôtres, l’appellation d’eunuque semble juste factuelle et dans la bouche de Jésus, selon Mathieu, elle est – semble-t-il – l’occasion d’un enseignement sur la capacité et la volonté d’engendrer une descendance.

Dans la culture grecque

Or, ce n’était pas le cas dans la culture grecque. Certains historiens relèvent que l’appellation d’eunuque était souvent utilisée pour désigner les perses et plus généralement les populations d’Asie qui, dans leur raffinement et leurs marques de politesse, semblaient moins virils aux grecs. La mention des eunuques sert alors souvent à désigner des personnes efféminées, peut-être même avec une connotation sexuelle : celle d’avoir une position passive dans une relation entre hommes. Ce qui, au passage, n’est même pas une condamnation de l’homosexualité mais, par comparaison avec eux, les très virils grecs (mon œil, hein !), serait plutôt la critique à peine voilée de la personnalité faible de ces autres, venus d’orient, avec leur culture qui pourrait nous concurrencer.

Dans la culture grecque, la désignation d’eunuque semble même être clairement une métaphore des personnes passives dans la relation sexuelle entre hommes. Dans la seule pièce de théâtre grecque qui mentionne des eunuques, Les Archaniens, ils sont désignés comme des eunuques accompagnant une délégation perse mais l’on s’aperçoit que ce sont en fait deux grecs connus qui se sont déguisés en eunuques. La comédie se moque notamment de l’un d’entre eux qui s’affiche avec une barbe de singe (donc en une apparence très masculinisée) alors qu’il a un « chaleureux cul rasé ». La moquerie ne porte pas sur la pratique sexuelle mais sur le travestissement.

Bien sûr, l’étymologie du mot eunuque, littéralement le gardien du lit, semble désigner ceux qui ne présentent aucun danger pour les femmes puisqu’ils ont été castrés. Ce qui ne veut pas dire qu’ils sont impuissants, confusion souvent faite ! Ils peuvent avoir des érections et des coïts, même si leur libido est  de fait, très réduite. L’important surtout, c’est qu’ils ne pourront pas engendrer d’enfant. Ce qui m’a fait supposer que Jésus, parlant d’eunuques dès la naissance désigne possiblement des personnes qui n’auront pas d’enfant parce qu’une relation hétérosexuelle ne les intéresse pas. Pas besoin de la main des hommes pour les castrer, pas besoin d‘en faire un choix de vie. On ne choisit pas de devenir homosexuel, on l’est. Quelque soit le moment on l’on découvre ou accepte qu’on l’est. Pourquoi pas, dès lors, ne pas dire que c’est “de naissance” dans une société où on laisserait les personnes librement découvrir leur orientation sexuelle sans les forcer à se conformer à une norme hétérosexuelle ?

Par extension, les eunuques sont considérés comme des personnes de confiance, fidèles et désintéressés puisque dépourvus de cette passion sexuelle. Au fond, pas sûr que ce soit vrai. Ce sont des hommes comme les autres qui peuvent s’enivrer avec le goût du pouvoir et de l’argent. Sauf que, souvent ce sont aussi d’anciens esclaves qui ont été affranchis au regard de leur fidélité et des services rendus.

Ce qui est intéressant aussi, en considérant les écrits historiques, notamment ceux d’Hérodote, c’est que les eunuques ont été considérés par la grecs à la fois comme “rien” et “protégés des dieux”. Rien, parce que castrés, amputés de leur qualité d’hommes. Protégés des dieux, parce que ce sacrifice extrême, ignoble même, de leur virilité, ne peut qu’attirer châtiment s’il n’y a pas compensation.

Si, forts de ces considérations, nous revenons aux occurrences du Nouveau Testament, il devient très fécond de voir que les rédacteurs bibliques ne jugent pas l’eunuque pour rien et qu’à lui aussi est ouverte l’offre de salut. Tu n’es pas rien, tu es un homme, avec ton histoire certes, mais aimé et attendu par Dieu.

Dans la culture romaine

Maintenant si l’on regarde la culture romaine, il semble que la religion antique s’en mêle un peu puisque seuls des hommes castrés pouvaient être prêtres de certains temples et qu’on a pu trouver des rites un peu sanguinaires par lesquels des hommes s’émasculaient en public et des femmes se coupaient les seins.

Ces rites pseudo magiques sont interdits en 81 avant Jésus-Christ avec nombre de sévices corporels : castration et circoncision (sauf pour les juifs précise Wikipédia) mais aussi l’avortement. Mais malgré l’interdiction la pratique continuera pendant plusieurs siècles. Elle concerne surtout les esclaves achetés sur le marché dont certains aspirent à la liberté grâce à leurs compétences. Diverses et variées. Fonctionnaires, précepteurs, esclaves sexuels des matrones romaines (et probablement des praticiens aussi). Ce qui peut donner source à toutes sortes d’abus puisque cela commence par du commerce d’esclaves : il semble que des enfants de la région de la Mer Noire aient été capturés, réduits en esclavage, émasculés et vendus comme de bons serviteurs qui seront fidèles.

Ces pratiques ne semblent pas concerner l’univers biblique. En tout cas, il n’en parle pas. Et le plus plausible est que, jusqu’à la destruction du Temple de 70 après JC, la région était davantage sous l’influence de la culture grecque que la culture romaine.

Dans la culture hébraïque, la circoncision

Pour savoir ce qu’il en est de la culture juive, il faut regarder l’Ancien Testament. Le terme hébreu pour désigner les eunuques est cariyc. On ne le trouve que dans 41 versets, ce qui est très peu. Il est en général traduit pas les mots : chambellan, intendant, officier, eunuque. Ils sont en général les serviteurs fidèles de souverains étrangers, exécutant consciencieusement leurs ordres que ceux-ci soient en faveur ou en défaveur du peuple hébreu.

Là encore, comme dans le Nouveau Testament, aucune connotation morale à ce sujet. Il y a des eunuques, ce sont les serviteurs ou les officiers de souverains étrangers. Ils exécutent leurs ordres. C’est ainsi.

De là, on peut conclure ,s’il en était besoin, que cette pratique d’émasculer d’autres hommes quand bien même ce serait des ennemis, ne fait partie de la culture juive et chrétienne.

Elle existe à l’étranger. Dont acte. Sans que ce soit un sujet pour les auteurs bibliques.

Alors quel effroi face au comportement d’Origène, un des premiers théologiens chrétiens, qui pour ne pas succomber à ses pulsions sexuelles décide se castrer lui-même, appliquant à la lettre (ah quelle plaie, le fondamentalisme !) la parole de Marc 9, 42-45 selon laquelle il faut couper (apokopto) ce qui te conduit au péché : la main, le pied, l’œil… Pourquoi pas les testicules ?

Tardivement, hélas trop tard, Origène reconnaîtra avoir commis une terrible erreur d’interprétation. Comment Dieu pourrait-il demander de s’amputer d’une partie de son humanité ? Jésus, qui ressuscite dans sa chair, assume l’intégralité de notre humanité. Ne coupe pas la partie de toi qui te conduit à pécher, convertis-la : retourne-la vers le bien.

Dans l’univers hébraïque, une seule mutilation est permise sur soi et les siens et c’est la circoncision (muwl, couper), l’acte de se découvrir devant Dieu, de ne rien lui cacher. La racine arel qui désigne l’incirconcis  porte l’idée de regarder ou de dévoiler. L’incirconcis (arel) est donc celui qui ne se dévoile pas, qui ne dit pas tout, qui ne montre pas tout et avec qui les relations sont complexes. Parce qu’il n’est pas droit et n’avance pas en vérité.

C’est le même mot, arel, que Moïse emploie quand il objecte qu’il ne saura pas parler aux égyptiens parce qu’il n’a pas la parole facile (arel). Parole pas facile, pas fluide, pas spontanée, pas suffisamment « connectée » à ce qui sait être vrai. Parole recouverte, pas dévoilée, pas transparente.

Moïse dit en présence du Seigneur : « Je n’ai pas la parole facile (arel). Comment Pharaon m’écouterait-il ? » (Ex 6 ;30)

En gros : je perds mes moyens devant Pharaon, ma parole est comme voilée,  couverte d’un prépuce. Comment faire ? Et la réponse de Dieu sera : eh bien tu vas parler à Aaron, avec qui tu as l’air de bien communiquer, de parler en vérité, et c’est lui qui répètera tes paroles à pharaon.

Ici, l’emploi du mot arel, qui d’habitude porte le sens d’être voilé, caché, et est devenu le nom commun pour dire incirconcis ou prépuce, sert à signifier un empêchement de faire.

Voilà pourquoi en Gn 15, la circoncision est un signe de l’alliance. Il n’est pas pour Dieu, il est pour les hommes. Cette alliance conclue, il faudra l’accueillir sans duplicité, sans honte et sans cachotteries pour quelle puisse se déployer. Mais comme le signe physique peut-être lui-même détourné ou trompeur, ce qui va devenir encore plus important ce ne sera pas la circoncision physique mais celle du cœur (Dt 10,16 ; Dt 30, 6 ; Jr 4,4 ; Jr 9,25) : arrêter les petits calculs humains et avancer en vérité vers le Seigneur.

Peut-être est-ce dans le livre du Deutéronome que le sens de la circoncision est le plus clair :

Le Seigneur ton Dieu te circoncira (muwl) le cœur, à toi et à ta descendance, pour que tu aimes le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur et de toute ton âme, afin de vivre (Dt 30, 6)

Les mots les plus importants : de TOUT ton cœur, de TOUTE ton âme… afin de VIVRE.

TOUTE humanité. Même amputée, émasculée, handicapée.
Car l’essentiel n’est pas là.

TOUTE HUMANITÉ.

Voilà donc que, je n’ai rien à ajouter à mon précédent texte sur le sujet. Si l’eunuque est une métaphore servant à désigner des personnes à orientation homosexuelle, il n’y a aucune condamnation de formuler dans les textes qui en parlent.

C’est simple.

 

Z – 1er mai 2025

source photo : peuvre de Philip Gladstone studio

complément sur les eunuques dans la culture grecque : un article intéressant téléchargeable en pdf ici

Voilà deux chrétiens qui s’expriment sur un réseau social.

L’un dit :

Pourquoi il y a des gays, des asexuels ou misosexuels ? Pourquoi il y a des stériles? Matthieu 19:12 nous répond : il y a des hommes qui sont nés avec l’incapacité de se marier avec les femmes.

L’autre lui répond :

Mon frère, ne contredisez pas Dieu, dans aucune livre, Dieu ne bénit l’homosexualité. Dieu bénit l’union de l’homme et la femme, et selon Paul dans le livre de Romains 1, on condamne tous ceux qui agissent selon leurs réflexion et négligent celle de Dieu. Car si on n’est pas attiré par les femmes restons chastes, ou prions Dieu pour l’être, car, en Lévitique, les relations entre homme ne sont pas bénis. Juste frère, ne nous trompons pas, lisons attentivement la Bible pour ne pas succomber dans la tentation!

Deux chrétiens, deux compréhensions et deux postures qui en découlent complètement différentes.

L’Esprit souffle bien où il veut… Probablement dans le cœur de ces deux hommes, mais l’un me semble encore habité par ses peurs là où l’autre s’émerveille du don de Dieu. L’Evangile fait dire à Jésus lui-même que, lorsqu’il serait parti, l’Esprit enseignerait des choses nouvelles qui n’ont pas encore été dites.

C’est ainsi que je reçois la parole du premier interlocuteur qui attire notre attention sur Mt19,12

Avec notre fâcheuses habitude de lire la parole de Dieu depuis nos conditionnements, nos filtres préétablis, nous ne nous apercevons même plus que nous nous servons de la Parole de Dieu pour légitimer nos croyances fondées sur des peurs diverses et variées de ne pas être reconnus, de ne pas êtres légitimes, de ne pas être conformes, bref d’être rejetés parce que nous nous serions trompés.

La peur de n’être pas acceptés mobilise en nous des trésors de créativité et d’imagination pour rendre compatibles ce qui, à première vue, ne l’est pas. Donc, puisque la Bible présente des textes apparemment durs sur l’homosexualité, et que la grande tradition magistérielle semble la condamner aussi en en restant à une lecture littérale et basée sur une pré-réception de la Genèse comme imposant que l’homme soit fait pour la femme et vice-versa parce qu’ainsi ils ne feront qu’uns (qu’on me dise d’ailleurs combien de fois on a pu vérifier dans une vie qu’un homme et une femme font réellement uns, à supposer que ce soit même vrai pour tous et pour chacun y compris dans l’éphémère phase jaculatoire), eh bien, puisque tout ça, même si je finis par m’accepter comme gay, il faudrait donc que je me tricote une rationalisation qui me permettrait de m’accepter, et d’être accepté comme gay moyennant l’adhésion à une interprétation compatible avec les textes saints : ah c’est donc que j’aurais vocation à la chasteté, à l’amour fraternel, à l’amitié spirituelle, et même peut-être que je serais signe de cette amitié de Dieu envers tous, indépendamment de tout intérêt (charnel). Summum de la gratuité, en somme.

Sinon qu’on ne voit à aucun moment Dieu dans la Bible, ou Jésus dans les Evangiles, empêcher la puissance de vie d’advenir. Et l’amour, comme sa manifestation sexuelle, est puissance de vie.

Alors attardons-nous un instant sur ce verset de Mt 19,12, qui dans la version liturgique de la Bible nous dit :

Il y a des gens qui ne se marient pas car, de naissance, ils en sont incapables ; il y en a qui ne peuvent pas se marier car ils ont été mutilés par les hommes ; il y en a qui ont choisi de ne pas se marier à cause du royaume des Cieux. Celui qui peut comprendre, qu’il comprenne !

A vrai dire, notre premier interlocuteur semble avoir raison. Il n’y pas l’once d’un jugement dans cette phrase. Jésus constate juste qu’il y a des gens qui « de naissance » ne sont pas faits pour se marier (à une femme, dans le contexte de l’époque). Donc, Jésus sait que cela existe.

La mention « de naissance » est intéressante : elle exclut les eunuques et toute catégorie qui serait ensuite obligée de renoncer au mariage du fait d’une castration postérieure à la naissance. Je précise que, pour moi, cela ne concerne pas les personnes transgenres qui, certes, « changent » de sexe en cours de vie, mais qui le font pour se conformer à ce qu’elles sentent être la vérité de leur genre depuis leur naissance quoiqu’il en soit de l’apparence physique.

Oui, cette mention « de naissance » est très intéressante. Il faut du temps pour se découvrir et s’accepter, notamment dans son orientation sexuelle, ou sa non orientations sexuelle, mais les germes en sont probablement déjà là dès la naissance, et même avant. Qui l’on est, sexuellement, est un cadeau qui se découvre sur le tard, progressivement. Un cadeau, dis-je, un don, un déploiement de mon être dont je n’ai pas à rendre compte ; c’est ainsi, on ne choisit pas d’être asexuel, homosexuel ou pansexuel.

Au fond ce verset est clair : il y en a qui se marient avec une femme et qui créent une famille, à laquelle ils doivent être alors fidèles car ils se sont engagés. Et il y en a d’autres qui ne prennent pas cet engagement pour différentes raisons.

Le mot « incapable » est par contre un peu douteux. Il risque d’être connoté négativement alors que ce n’est pas du tout induit par le texte grec. En fait, le mot employé est aussi le mot eunuque qui, avec le temps, s’est chargé d’une connotation négative puisque, dans nos esprits il est souvent associé à ceux à qui « il manquerait » quelque chose, généralisation faite à partir de l’acception la plus connue du mot eunuque, celle qui désigne le statut des personnes qui par choix ou par effet de l’esclavage ont été émasculés, pour devenir des quasi dignitaires au service des puissants et de leurs épouses. La traduction liturgique française a simplifié la traduction pour réserver l’emploi du mot eunuque ceux qui le sont devenus après leur naissance du fait d’une intervention extérieure. Mais si l’on regarde de près le texte grec, cela donnerait :

Car il y a des eunuques qui le sont dès le ventre de leur mère ; il y en a qui le sont devenus par les hommes ; et il y en a qui se sont rendus tels eux-mêmes, à cause du royaume des cieux. Que celui qui peut comprendre comprenne.

Au temps de Jésus, et en tout cas dans ce passage, le mot eunuque ne désigne pas seulement ceux qui auraient un handicap physique, raison pour laquelle peut-être les traducteurs francophones l’ont banni de la première phrase. Le mot eunuque, eunouchos signifie littéralement « le gardien du lit », étant entendu que, privé de sa puissance sexuelle, il ne met pas en danger le lit conjugal servant à la génération des enfants. Les eunuques étaient employés à d’autres emplois que la garde du harem. On leur confie des postes de responsabilité comme intendant ou gouverneur. Libérés de leur puissance sexuelle, ils sont sensés être de dévoués et fidèles serviteurs. Dans cette péricope, le mot eunuque, ne désigne donc pas forcément quelqu’un qui aurait été émasculé mais toute personne qui est privée ou se prive d’un lit conjugal dont le but serait la reproduction.

Traduire “eunuque dès le ventre de sa mère” par “être incapable de se marier dès la naissance” est du coup un peu réducteur. Possible mais réducteur. Incapable renvoie à une capacité et l’on pourrait s’imaginer qu’il s’agit d’une capacité physique. Or, le mot eunuque (gardien du lit) insiste davantage sur l’absence de descendance possible que sur l’incapacité physique d’en avoir.

Donc on peut ne pas se marier, parce que, de naissance, on n’a pas de capacité ou d’intérêt pour la reproduction, parce qu’on a été privé de cette capacité par la main de l’homme, ou parce qu’on a choisi de ne pas s’engager dans une relation qui inclut la reproduction, et ce qu’elle implique, à cause du Royaume des Cieux.

Ca ne dit pas grand-chose du Jésus historique et je me garderais bien de voir là une ‘preuve’ que Jésus connaissait et acceptait l’homosexualité. Mais le verset permet au moins d’affirmer qu’il acceptait qu’il y ait des personnes qui se privent de lit conjugal hétéro sans que cela lui pose un problème. Quant à ceux qui le feront, dit-il, à cause du Royaume des Cieux, c’est une affaire qui mériterait d’autres explications que je n’ai pas le temps de donner ici.

Il faut maintenant considérer dans quel contexte arrive cette péricope. Les juifs interrogent Jésus sur la validité de la loi de Moïse qui permet de répudier une femme (Mt 19, 3 et Mt 19, 7). Avant le verset de Mt 19, 12, Jésus a deux réponses préliminaires :

1/ Il n’en allait pas ainsi au commencement, car si l’homme et la femme quittent père et mère pour ne faire plus qu’une chair, ils ne font plus qu’un, il ne faut pas les séparer.

2/ C’est à cause de la dureté de leur cœur que Moïse a concédé aux Hébreux qu’on puisse répudier une femme, et, encore, à condition de lui donner une lettre de répudiation.

Ce qui ressort, c’est que quittant ses protections naturelles (le clan du père et de la mère), il y a une nouvelle entité qui se crée dans laquelle l’homme doit protection à sa femme et ne pas revenir sur sa parole. Ils forment désormais un nouveau clan, une nouvelle famille, une nouvelle chair. Répudier, c’est rejeter hors du clan, c’est renvoyer l’autre à un état de fragilité, de vulnérabilité : elle a quitté son père/sa mère et, rejetée, se retrouve seule sans protection. Moïse n’a fait que limiter les dégâts, en quelque sorte, en exigeant que s’il y avait répudiation (ce qui certainement arrivait, de fait ; sinon pourquoi en parlerait-on ?) il devait y avoir une garantie, une sorte de contrat juridique qui garantisse à la fois le laisser-passer et la protection de la répudiée. Bref, un statut : rejetée, isolée, peut-être mais protégée par des garanties, notamment de ressources et de sécurité physique.

Nous appliquons souvent un prisme déformant aux écrits bibliques parce que nous les lisons avec nos conceptions individualistes de l’histoire. Or l’individualisme comme fondement de l’action n’est que d’apparition récente dans l’histoire de l’Occident. Les auteurs bibliques ont une conception communautaire de l’histoire et donc une vision beaucoup plus sociale. Même quand elles sont exprimées apparemment de manière individuelle, les règles ou préconisations visent la cohésion de la société.

En résumé, contrairement à ce que l’on peut imaginer de prime abord, obnubilés que nous sommes, dans l’occident chrétien, par l’impureté sexuelle, nous risquons de passer à côté de la pointe du texte qui n’est pas sur la norme hétérosexuelle mais sur le respect et la protection que l’on se doit les uns envers les autres : le mari envers la femme, y compris celle qu’il répudierait, mais aussi envers ceux qui n’ont pas d’objectif de reproduction dans le lit conjugal quelle qu’en soit la raison : de naissance, par la main de l’homme, ou par choix du royaume des cieux.

A ce qui nous en a été transmis par les évangiles, Jésus lui-même n’était pas marié. Le contexte semble suggérer qu’il était « libre d’un lit conjugal » à cause du royaume des cieux. Mais goûtons que dans le même verset, il cite les autres possibilités, comme une énumération d’égale valeur, sans aucun jugement.

Si, instinctivement, en lisant cela, vous vous dites : « Oui mais quand même, le faire pour le Royaume des cieux, c’est mieux ! », alors relisez encore ce verset. Une fois, deux fois, trois fois, autant de fois qu’il le faut jusqu’à accepter qu’il n’est pas question de « mieux » ou de « moins bien » dans ce verset. Si cette notion vient à votre esprit, c’est qu’un préjugé, un filtre, une croyance, indépendant de l’Evangile, est déjà en vous, et vous le fait voir ainsi. Comprenne qui pourra !

Z – 23 mai 2021

Source photo : Karel Seisse et Braien Vaiksaar dans “Flandres”, un sujet publié par Vogue Homme, hiver 2019

Complément (plus historique) à ce premier article ici : Les eunuques et la circoncision publié le 1er mai 2025