Il m’est revenu l’autre jour ce drôle de souvenir. Un fait insignifiant en soi dont je ne m’étais jamais aperçu qu’il m’avait marqué à ce point.

J’étais alors étudiant dans une ville de province. Encore jeune, passablement immature et totalement dans le déni de l’homosexualité. La mienne,bien sûr, mais d’une manière générale, toute homosexualité. Je vivais dans un monde où elle n’existait pas, où elle ne pouvait pas exister. Le mot-même, homosexualité, n’était jamais prononcé en ma présence. Ce n’est que plus tard que j’ai compris, par exemple, que lorsque mes parents prenaient un air entendu en désignant quelqu’un avec une formule telle que “il est spécial” ou “il est différent”, cela voulait dire qu’il était attiré par le même sexe. Et si, par hasard, on quittait le mode allusif pour évoquer quel “malheur” arrivait dans une famille de nos connaissances, sans que je me souvienne bien des mots employés, je comprenais qu’il s’agissait là d’une maladie, bien triste et handicapante, mais d’une maladie qu’il ne fallait désirer pour personne.

Bref, j’étais jeune, en bonne santé, pas malade pour un sou. J’étais étudiant, avec une chambre seul dans une grande ville nouvelle, tout heureux de la liberté d’être un grand, autonome, loin des parents. J’étais pétri d’idéaux, j’aimais la vie, mes amis, mes études. J’étais naïf, idéaliste, pas encore déniaisé.

Ainsi donc, un midi, je devais retrouver ma bande d’amis qui vivaient en coloc’ dans une grande maison où ils accueillaient largement, pour que nous allions ensemble en cours. Pour ma part, timide et désargenté comme j’étais, j’avais refusé leur hospitalité pour rentrer déjeuner rapidement dans mon studio. Et maintenant je marchais d’un pas rapide pour les rejoindre.

Mon itinéraire me faisait passer devant le restaurant universitaire dont j’aurais pu également bénéficier si ce n’est que la file d’attente était toujours interminable, la nourriture objectivement infecte et le prix du ticket déjà trop cher pour moi puisque j’arrivais à manger pour moins en me débrouillant tout seul.

Dans la rue, personne. Je longe distraitement et d’un pas rapide le bâtiment, le long des voitures garées en épi. Vides, comme la rue est vide. Tout le monde doit déjeuner. Jusqu’à ce que mon regard soit absorbé par un couple à l’avant d’une voiture.

Ici, les mots ne vont pas être assez rapides pour décrire en temps réel tout ce qui a pu se passer en moi. Imaginez. Je passe le long de la route, sans faire attention à rien. J’avise les voitures vides au fur et à mesure que je les passe et là… Tiens non, il y a quelqu’un et… oh, oh… deux hommes qui… deux hommes qui s’embrassent.

J’ai le souvenir d’une confusion de temps. Je me vois marcher tout à coup les yeux fixés sur ce couple qui s’embrasse avec tendresse et ne réaliser que quelques pas plus tard ce que je viens de voir : deux hommes qui s’embrassent.

Tellement inattendu que j’en viens à m’arrêter, à me planter là le temps de réaliser et furtivement tourner la tête en arrière pour regarder si j’ai bien vu. Oui, deux hommes qui s’embrassent.

Confusion du temps, confusion des sentiments. Pourquoi ai-je besoin de regarder cela? Pourquoi est-ce que je me sens troublé au fond de moi? Pourquoi l’impossible peut-il se montrer là devant moi, à portée de regard, de voix, presque de toucher ?

Je ne peux pas rester planté là éternellement. On va me remarquer. Quand j’y repense, il me semble que ce qui me gênait le plus, ce n’était pas que les deux hommes s’aperçoivent que je les regarde, mais c’est qu'”on” s’aperçoive que je les regarde. Comme si j’allais être découvert. Comme si j’allais découvrir quelque chose que je ne voulais pas découvrir et que j’étais encore en train de nier.

Je décide de bouger. J’avance de quelques pas et, comme si j’étais observé, je fais le geste de me raviser comme si j’avais oublié quelque chose, mais je ne veux pas revenir face à eux et risquer qu’ils me voient. Je descends alors sur la chaussée, je longe l’arrière des voitures et reviens vers eux en marchant le long des stationnements sur l’avenue.

A quelques pas de l’arrière de leur voiture, je m’arrête et les regarde : ils s’embrassent et se parlent avec tendresse. Un des garçons vient de sa main caresser la joue de l’autre. Avec beaucoup de tendresse. Tellement de tendresse… Je note que cette joue est légèrement poilue, mal rasée, et ce détail viril me semble tout à coup incongru. Deux hommes qui s’embrassent, et ce sont de vrais hommes. Peut-être parce que je me vis encore comme un grand ado, à la peau encore largement imberbe, je me dis : “ça, ce n’est pas pour moi”, je détourne les pas et reprends mon chemin.

Je ne l’aurais avoué à personne et je n’en ai d’ailleurs jamais parlé à quiconque, mais Dieu que j’étais troublé ! Quelque chose en moi s’éveillait, comme une sorte de révélation : “Donc, c’est possible…”

En retrouvant mes amis, je devais avoir du rouge au visage et être différent. “Qu’est-ce qui se passe? Tu as couru? Ca va ?” demandèrent-ils. Et j’étais incapable de leur dire la vérité puisque j’étais incapable de me la dire à moi-même. Pas question que je laisse monter ce trouble en moi, pas question que je le laisse apparaître. Oui, j’étais alors incapable d’accepter que je venais d’être touché, fasciné et séduit par ce que je venais de voir : juste deux hommes qui s’embrassent.

Zabulon – 30 mai 2017

Source photo : deux hommes qui s’embrassent dans la série Brothers & Sisters