Figurez-vous qu’un des articles les plus lus de ce blog et ceci d’une manière continue depuis sa publication est celui qui est intitulé : les eunuques de naissance.

Cela n’est pas sans m’interroger et je me décide donc de compléter un peu ce sujet avec quelques données historiques et exégétiques.

Dans le Nouveau Testament

D’abord, notons que ce thème est marginal dans le Nouveau Testament : le terme enouchos que l’on traduit en français par eunuque n’apparaît que dans 6 versets, dont 5 se trouvent dans les Actes des Apôtres ( c’est l’épisode de Philippe rencontrant le surintendant de la reine d’Ethiopie), texte par excellence composé à destination de la population de culture grecque. Cela met d’autant en valeur la citation que l’on trouve dans l’évangile de Mathieu selon laquelle il y a différentes sortes d’eunuques (Mat 19, 12) qui est justement le texte que je commentais précédemment.

Deuxièmement, il va être très utile de relever que dans le Nouveau Testament, à aucun moment, la désignation d’eunuque est péjorative. Dans les actes des apôtres, l’appellation d’eunuque semble juste factuelle et dans la bouche de Jésus, selon Mathieu, elle est – semble-t-il – l’occasion d’un enseignement sur la capacité et la volonté d’engendrer une descendance.

Dans la culture grecque

Or, ce n’était pas le cas dans la culture grecque. Certains historiens relèvent que l’appellation d’eunuque était souvent utilisée pour désigner les perses et plus généralement les populations d’Asie qui, dans leur raffinement et leurs marques de politesse, semblaient moins virils aux grecs. La mention des eunuques sert alors souvent à désigner des personnes efféminées, peut-être même avec une connotation sexuelle : celle d’avoir une position passive dans une relation entre hommes. Ce qui, au passage, n’est même pas une condamnation de l’homosexualité mais, par comparaison avec eux, les très virils grecs (mon œil, hein !), serait plutôt la critique à peine voilée de la personnalité faible de ces autres, venus d’orient, avec leur culture qui pourrait nous concurrencer.

Dans la culture grecque, la désignation d’eunuque semble même être clairement une métaphore des personnes passives dans la relation sexuelle entre hommes. Dans la seule pièce de théâtre grecque qui mentionne des eunuques, Les Archaniens, ils sont désignés comme des eunuques accompagnant une délégation perse mais l’on s’aperçoit que ce sont en fait deux grecs connus qui se sont déguisés en eunuques. La comédie se moque notamment de l’un d’entre eux qui s’affiche avec une barbe de singe (donc en une apparence très masculinisée) alors qu’il a un « chaleureux cul rasé ». La moquerie ne porte pas sur la pratique sexuelle mais sur le travestissement.

Bien sûr, l’étymologie du mot eunuque, littéralement le gardien du lit, semble désigner ceux qui ne présentent aucun danger pour les femmes puisqu’ils ont été castrés. Ce qui ne veut pas dire qu’ils sont impuissants, confusion souvent faite ! Ils peuvent avoir des érections et des coïts, même si leur libido est  de fait, très réduite. L’important surtout, c’est qu’ils ne pourront pas engendrer d’enfant. Ce qui m’a fait supposer que Jésus, parlant d’eunuques dès la naissance désigne possiblement des personnes qui n’auront pas d’enfant parce qu’une relation hétérosexuelle ne les intéresse pas. Pas besoin de la main des hommes pour les castrer, pas besoin d‘en faire un choix de vie. On ne choisit pas de devenir homosexuel, on l’est. Quelque soit le moment on l’on découvre ou accepte qu’on l’est. Pourquoi pas, dès lors, ne pas dire que c’est “de naissance” dans une société où on laisserait les personnes librement découvrir leur orientation sexuelle sans les forcer à se conformer à une norme hétérosexuelle ?

Par extension, les eunuques sont considérés comme des personnes de confiance, fidèles et désintéressés puisque dépourvus de cette passion sexuelle. Au fond, pas sûr que ce soit vrai. Ce sont des hommes comme les autres qui peuvent s’enivrer avec le goût du pouvoir et de l’argent. Sauf que, souvent ce sont aussi d’anciens esclaves qui ont été affranchis au regard de leur fidélité et des services rendus.

Ce qui est intéressant aussi, en considérant les écrits historiques, notamment ceux d’Hérodote, c’est que les eunuques ont été considérés par la grecs à la fois comme “rien” et “protégés des dieux”. Rien, parce que castrés, amputés de leur qualité d’hommes. Protégés des dieux, parce que ce sacrifice extrême, ignoble même, de leur virilité, ne peut qu’attirer châtiment s’il n’y a pas compensation.

Si, forts de ces considérations, nous revenons aux occurrences du Nouveau Testament, il devient très fécond de voir que les rédacteurs bibliques ne jugent pas l’eunuque pour rien et qu’à lui aussi est ouverte l’offre de salut. Tu n’es pas rien, tu es un homme, avec ton histoire certes, mais aimé et attendu par Dieu.

Dans la culture romaine

Maintenant si l’on regarde la culture romaine, il semble que la religion antique s’en mêle un peu puisque seuls des hommes castrés pouvaient être prêtres de certains temples et qu’on a pu trouver des rites un peu sanguinaires par lesquels des hommes s’émasculaient en public et des femmes se coupaient les seins.

Ces rites pseudo magiques sont interdits en 81 avant Jésus-Christ avec nombre de sévices corporels : castration et circoncision (sauf pour les juifs précise Wikipédia) mais aussi l’avortement. Mais malgré l’interdiction la pratique continuera pendant plusieurs siècles. Elle concerne surtout les esclaves achetés sur le marché dont certains aspirent à la liberté grâce à leurs compétences. Diverses et variées. Fonctionnaires, précepteurs, esclaves sexuels des matrones romaines (et probablement des praticiens aussi). Ce qui peut donner source à toutes sortes d’abus puisque cela commence par du commerce d’esclaves : il semble que des enfants de la région de la Mer Noire aient été capturés, réduits en esclavage, émasculés et vendus comme de bons serviteurs qui seront fidèles.

Ces pratiques ne semblent pas concerner l’univers biblique. En tout cas, il n’en parle pas. Et le plus plausible est que, jusqu’à la destruction du Temple de 70 après JC, la région était davantage sous l’influence de la culture grecque que la culture romaine.

Dans la culture hébraïque, la circoncision

Pour savoir ce qu’il en est de la culture juive, il faut regarder l’Ancien Testament. Le terme hébreu pour désigner les eunuques est cariyc. On ne le trouve que dans 41 versets, ce qui est très peu. Il est en général traduit pas les mots : chambellan, intendant, officier, eunuque. Ils sont en général les serviteurs fidèles de souverains étrangers, exécutant consciencieusement leurs ordres que ceux-ci soient en faveur ou en défaveur du peuple hébreu.

Là encore, comme dans le Nouveau Testament, aucune connotation morale à ce sujet. Il y a des eunuques, ce sont les serviteurs ou les officiers de souverains étrangers. Ils exécutent leurs ordres. C’est ainsi.

De là, on peut conclure ,s’il en était besoin, que cette pratique d’émasculer d’autres hommes quand bien même ce serait des ennemis, ne fait partie de la culture juive et chrétienne.

Elle existe à l’étranger. Dont acte. Sans que ce soit un sujet pour les auteurs bibliques.

Alors quel effroi face au comportement d’Origène, un des premiers théologiens chrétiens, qui pour ne pas succomber à ses pulsions sexuelles décide se castrer lui-même, appliquant à la lettre (ah quelle plaie, le fondamentalisme !) la parole de Marc 9, 42-45 selon laquelle il faut couper (apokopto) ce qui te conduit au péché : la main, le pied, l’œil… Pourquoi pas les testicules ?

Tardivement, hélas trop tard, Origène reconnaîtra avoir commis une terrible erreur d’interprétation. Comment Dieu pourrait-il demander de s’amputer d’une partie de son humanité ? Jésus, qui ressuscite dans sa chair, assume l’intégralité de notre humanité. Ne coupe pas la partie de toi qui te conduit à pécher, convertis-la : retourne-la vers le bien.

Dans l’univers hébraïque, une seule mutilation est permise sur soi et les siens et c’est la circoncision (muwl, couper), l’acte de se découvrir devant Dieu, de ne rien lui cacher. La racine arel qui désigne l’incirconcis  porte l’idée de regarder ou de dévoiler. L’incirconcis (arel) est donc celui qui ne se dévoile pas, qui ne dit pas tout, qui ne montre pas tout et avec qui les relations sont complexes. Parce qu’il n’est pas droit et n’avance pas en vérité.

C’est le même mot, arel, que Moïse emploie quand il objecte qu’il ne saura pas parler aux égyptiens parce qu’il n’a pas la parole facile (arel). Parole pas facile, pas fluide, pas spontanée, pas suffisamment « connectée » à ce qui sait être vrai. Parole recouverte, pas dévoilée, pas transparente.

Moïse dit en présence du Seigneur : « Je n’ai pas la parole facile (arel). Comment Pharaon m’écouterait-il ? » (Ex 6 ;30)

En gros : je perds mes moyens devant Pharaon, ma parole est comme voilée,  couverte d’un prépuce. Comment faire ? Et la réponse de Dieu sera : eh bien tu vas parler à Aaron, avec qui tu as l’air de bien communiquer, de parler en vérité, et c’est lui qui répètera tes paroles à pharaon.

Ici, l’emploi du mot arel, qui d’habitude porte le sens d’être voilé, caché, et est devenu le nom commun pour dire incirconcis ou prépuce, sert à signifier un empêchement de faire.

Voilà pourquoi en Gn 15, la circoncision est un signe de l’alliance. Il n’est pas pour Dieu, il est pour les hommes. Cette alliance conclue, il faudra l’accueillir sans duplicité, sans honte et sans cachotteries pour quelle puisse se déployer. Mais comme le signe physique peut-être lui-même détourné ou trompeur, ce qui va devenir encore plus important ce ne sera pas la circoncision physique mais celle du cœur (Dt 10,16 ; Dt 30, 6 ; Jr 4,4 ; Jr 9,25) : arrêter les petits calculs humains et avancer en vérité vers le Seigneur.

Peut-être est-ce dans le livre du Deutéronome que le sens de la circoncision est le plus clair :

Le Seigneur ton Dieu te circoncira (muwl) le cœur, à toi et à ta descendance, pour que tu aimes le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur et de toute ton âme, afin de vivre (Dt 30, 6)

Les mots les plus importants : de TOUT ton cœur, de TOUTE ton âme… afin de VIVRE.

TOUTE humanité. Même amputée, émasculée, handicapée.
Car l’essentiel n’est pas là.

TOUTE HUMANITÉ.

Voilà donc que, je n’ai rien à ajouter à mon précédent texte sur le sujet. Si l’eunuque est une métaphore servant à désigner des personnes à orientation homosexuelle, il n’y a aucune condamnation de formuler dans les textes qui en parlent.

C’est simple.

 

Z – 1er mai 2025

source photo : peuvre de Philip Gladstone studio

complément sur les eunuques dans la culture grecque : un article intéressant téléchargeable en pdf ici

Etonnante coïncidence. Avoir enterré le pape François hier, samedi, et recevoir ce jour, dimanche du temps pascal, ce texte des Actes des Apôtres :

Tous les croyants, d’un même cœur,
se tenaient sous le portique de Salomon.
Personne d’autre n’osait se joindre à eux ;
cependant tout le peuple faisait leur éloge ;
de plus en plus, des foules d’hommes et de femmes,
en devenant croyants, s’attachaient au Seigneur.
On allait jusqu’à sortir les malades sur les places,
en les mettant sur des civières et des brancards :
ainsi, au passage de Pierre,
son ombre couvrirait l’un ou l’autre.

(Act,5,12b-15)

L’ombre bienfaisante de saint Pierre…. Il ne faudrait pas y interpréter une volonté de légitimer l’institution qui serait bonne quoi qu’elle fasse. L’actualité récente qui met au jour nombre d’abus réalisés au sein de l’institution suffit à en témoigner.

Pauvre Pierre. Si lent à croire, si résistant parfois, si têtu et si attachant en même temps quand il est acculé à choisir entre celui qui bouleverse sa vie et toutes ses objections, assez sages finalement, fruits de son expérience et du principe de réalité. Oui mais… Si, ultimement, il faut choisir entre le bien et ta peur que ça t’attire des ennuis, que ce soit difficile, que tu sois critiqué, malmené, tu fais quoi ? Tu me choisis toujours, brave Pierre, dis ?

Ben oui !

Comment faire autrement ? Tu es le bien absolu, tu as bouleversé ma vie. Tu es passé le long du lac, tu m’as appelé, je t’ai reconnu. Je me suis attaché à toi. Oh oui, comme je suis attaché à toi ! Je ne puis plus me passer de toi. Tu es le bien. Tu es la vie. Tu es l’avenir. Ne pas te choisir, c’est mourir.

Te choisir. Encore et encore. Et maintenant que tu es parti, me laisser envahir par ton Esprit, l’Esprit qui te fait vivre et qui est le bien absolu.

Et voilà qu’avec tes amis, nous ne formons plus qu’uns au point que les autres hésitent à nous approcher. Et voilà que tu produis en nous ce que tu réalisais devant nous durant ton existence terrestre.

Le bien est contagieux. Une fois que nous l’avons accueilli sans réserves, il se déploie sans encombres.

Le bien est guérisseur.

Le bien est restaurateur d’humanité.

Le bien est contagieux.

Quand bien même il ne serait qu’un ombre sur notre vie,
il est puissance de vie
qui aide à se relever.

Une ombre, certes.
Skia, en grec.
Une ombre, un reflet, une esquisse.
Pas vraiment complètement le Bien absolu
Mais déjà sa lumière bienfaisante projetée sur nous,
la préfiguration d’un plus grand bien encore à venir (col 2,17).
Ce n’est plus l’ombre de la mort (Lc 1, 79),
C’est l’ombre sous laquelle on peut se réfugier et profiter de la fraîcheur (Mc 4,32).

Alors je me demande : m’est-il arrivé d’expérimenter que le bien est contagieux ?

M’est-il arrivé d’expérimenter que malgré moi, sans y penser, ma présence, mes paroles, mes actes fassent du bien à autrui ? Il me semble bien connaître un peu cette expérience, en avoir eu des échos, des témoignages parfois. Comme un peu tout le monde, non ? Mystère insondable de l’amour qui se déploie sans bruit et force à l’humilité puisqu’il s’est fait comme sans moi volontaire mais à travers moi.

Si j’explore plus loin encore ce fil, je vois que c’est à chaque fois que j’approche l’authenticité que cela provoque des changements dans l’autre. Quand il n’y a pas de masques, pas de rôles. Juste quand j’arrive, un peu, à être moi et que ce moi, humain, ayant baissé les armes de la séduction ou de la justification, accepte juste d’être ce qu’il est. Alors, un autre humain, parfois, se sent touché, se sent rejoint et cela lui fait du bien. Il est comme invité lui aussi à se déployer, libéré des regards, oppressions ou conditionnements qui l’entravaient. Invité à son tour à être lui-même. Et c’est bien.

L’ombre du bien…

Me viennent, de manière un peu incongrue, les accents nostalgiques de la chanson de Bourvil dans son interprétation du bal perdu et cette envolée, subtile, discrète, lumineuse du dernier refrain, malheureusement si triste parce que dite au passé : « et c’était bien… »

Le bien, ce qui fait du bien, se reconnaît instantanément. Comment ne pas le choisir ? Et s’il vient à disparaître, il peut provoquer cette nostalgie émouvante qui dévoile des sentiments authentiques. Nostalgie de l’amour perdu, ou bien de la sécurité, de l’assurance ou de toute autre composante essentielle au déploiement humain. Bref, nostalgie du bien perdu, nostalgie si souvent évoquée dans la Bible, de l’alliance perdue, de la terre et de l’unité du peuple. Désir de revenir, encore et encore à ce qui était bien. Sauf que la foi chrétienne nous invite à ne considérer le passé que comme promesse continue du temps de Dieu, elle nous invite à nous porter vers le présent et l’avenir. Eternel présent de Dieu.

Alors quittons justement la nostalgie et passons au présent. Bien que ma réflexion ici soit générale, je voudrais m’adresser spécifiquement aux personnes homosensibles qui sont encore en lutte avec cette dimension de leur être comme si ce n’était pas sûr…que ce soit bien. Il n’y a pas d’autre moyen d’accéder à soi-même que de s’accueillir tel qu’on est. Il est un moment où il faut découvrir que ce ne sont pas aux autres de dire qui nous sommes, quels que soient ces autres : famille, amis, clans, société et quelles que soient leurs références à un passé qui aurait été mieux qu’aujourd’hui. Je ne peux pas être en lutte avec moi-même, avec une partie constitutive de moi-même, et pouvoir me déployer de manière unifiée. Et ça, ça se passe aujourd’hui.

Cette découverte se fait parfois, pour certains, dans la rébellion, la revendication, la provocation. Pourquoi pas ? Mais alors le combat intérieur n’est pas terminé. Elle peut aussi se faire aussi dans la discrétion d’une acceptation interne, dans une conscience intègre qui, affranchie des obligations de rendre compte, n’a pas besoin de se justifier.

Toute parole juste de Jésus alors même qu’il ne rencontre pas les personnes concernées (le fils de la veuve, le serviteur aimé du centurion), le bout du manteau de Jésus, l’ombre de Pierre… tout est performatif du moment que c’est habité d’une intention droite et juste portée par un bien authentique.

Toi qui es gay et te crois éloigné de Dieu ou condamné par lui pour cette raison, s’il te plaît, passe sous l’ombre de Pierre et de ses amis, cette ombre éclatante de lumière qui configure ton humanité sans aucun jugement.

Tu es tel que tu es, tu es un humain. Il n’y a rien en toi qui puisses repousser Dieu. Il y a juste d’autres humains qui sont loin d’avoir compris à quel point le Christ assume toute humanité et qui voudraient te configurer comme ci ou comme ça. Sous l’ombre de Pierre, qui est je le redis la projection du bien – lumière éclatante reçue du Christ, il n’y a pas de jugement. Tu fais partie de l’humanité intégralement.

L’ombre de Pierre…

Merveilleuse ombre qui vient annihiler l’ombre de la mort.

Le bien qui guérit de toute maladie.

Le bien en action.

Z – 27/4/2025

source photo : everydayhealth.com

L’an dernier, je postais dans la période pascale un article qui sembla attirer un peu l’attention mais dont on me reprocha parfois l’illustration représentant un homme nu qui aurait pu être le Ressuscité : un homme.

Mais la question de fond est : qui est l’homme qui ressuscite quand on ressucite ? Ce qui pourrait nous amener à plein d’autres questions et de longs développements. Par exemple : quel est l’homme, quelles parties de moi… Tout moi ? Probablement pas nos masques, apparences, vêtements de toute sorte qui servent à occulter qui nous sommes vraiment. Ce qui passe la mort et est re-sucité est probablement la partie la plus vivante de moi. Et je ne peux pas m’empêcher de penser que c’est alors aussi la partie la plus vraie de moi.

La plus vraie… “Qu’est-ce que la vérité ?” demande Pilate, étrangement, peu de temps avant la condamnation de Jésus (Jn 18,38). Jésus semble le savoir puisqu’à ceux qui veulent bien le suivre, il déclare : “Je suis le chemin, la vérité, la vie” (Jn 14,6). Les trois à la fois : chemin-vérité-vie. Laissons-nous quelques instants pour méditer sur cette question : dans l’esprit de Jésus, ces trois mots sont-ils synonymes, complémentaires, s’entraînant l’un à l’autre ? Question stérile à vrai dire puisqu’il y répond : “il est” le chemin , la vérité, la vie. C’est consubstantif de son être, on ne peut pas le lui enlever. Il l’est comme Dieu est, ainsi qu’il se désigne lui-même quand Moïse lui demande son nom: “Je suis” . Que puis-je te dire d’autre que cela : je suis celui qui est, je suis au delà de tout nom. Je suis la vie, je suis l’être, je suis la vérité. Je suis le souffle qui te traverse et te fait te préoccuper de justice et de liberté. Je l’étais hier et je le serai demain. Je le suis. Je suis.

Par Jésus, avec Jésus et en Jésus (par lui, avec lui, et en lui…), dans cette humanité-là, je suis. Cette humanité qui est la tienne aussi. Cette part de toi qui est divine et que j’aimerais bien retrouver et que je ne me lasserai pas de chercher et susciter et resuciter sans cesse. Oh, j’ai dit “divine” ? Je voulais dire vivante. Ne va pas te faire des illusions avec le mot “dieu” et ses caractéristiques “divines”. Si tu te souviens bien, quand tu t’es préoccupé d’avoir un accès direct à moi comme si je t’étais extérieur, Jésus t’a fait la seule réponse qui vaille : “Quoi? si longtemps que tu es avec moi et tu n’as toujours pas compris ? Qui me voit voit le Père.” (Jn 14, 9-12)

Encore l’humanité.
Encore la Vérité.

Encore ce besoin de message ou de preuve extérieurs
alors que moi, Jésus, dans mon humanité,
jusqu’à mon passage de la mort et le fait que je sois re-suscité,
je suis en train de te montrer ce qui te concerne
dans TON humanité.
Et je n’ai pas de meilleur moyen pour te le montrer
que de le vivre pour toi
dans MON humanité.

Regarde :
rien ne passe la mort
sauf ce que je suis vraiment :
le chemin, la vérité, la vie,
qui je suis vraiment.

Bas les masques,
bas les apparences,
bas les vêtements d’apparat.
Fumée, poussière, rien n’en restera.

De ton corps même,
tel que tu l’imagines,
amas de cellules à durée limitée
rien ne restera.

Mais ton être ?
Cette vie qui te traverse,
qui vient de plus loin que toi,
qui n’est pas toi
et qui pourtant est toi
quand tu communies à elle,
cette vie qui anime tes cellules,
qui te te fait aspirer à la paix, à l’amour,
à la vérité…

Ton être,
cette partie de toi
qui est de moi,
qui vient de moi
qui va à moi
– si tu le veux bien.
Mystère d’amour
que l’amour
veuille se trouver lui-même
et se remette en cause sans cesse
par amour
de l’amour.

Bien sûr,
que quand je suis re-suscité,
le don de ma vie
n’annihile pas
le déploiement de l’amour
dans l’ek-sistence
de ma vie terrestre.
Mon corps reste marqué
de ces coups reçus
par le manque d’amour
quand j’offrais
seulement
un chemin,
la vérité,
la vie.

Scandale pour les uns,
honte pour les autres,
le signe de la croix.
La vie
crucifiée,
outragée,
rejetée.
L’amour
abandonné,
banni
moqué
comme impossible.
Le chemin
refusé,
discuté,
perverti
par le discours trompeur
de ceux qui ont peur
et parlent
de ce dont ils ne connaissent rien.

Alors voilà :
même crucifié,
mort, enseveli,
je suis le chemin, la vérité, la vie.
Les marques sur mon corps,
les supplices de la croix,
ces trous dans mes mains et dans mes pieds
– tu vois, hein, de quoi je veux parler ? –
eh bien, ils sont bien là,
tu peux vérifier :
c’est bien moi.

Bas les masques,
bas les apparences,
bas les vêtements d’apparat.

Seule, la vérité compte.

Pourquoi, dès lors,
chercher le Vivant parmi les morts ?
Pourquoi vouloir le toucher, se l’accaparer
comme garantie d’être sauvé sans rien faire
alors que le chemin est clair :
choisir la vérité, choisir la vie,
laisser advenir en moi le Vivant
et refuser tout ce qui occulte qui je suis
et m’empêche de revenir à la maison
pour la fête des retrouvailles.

– Lui aussi, le fils prodigue, on le revêtira d’un vêtement,
ce ne sera pas pour recouvrir sa nudité,
mais pour restaurer sa dignité.
Vêtement blanc, resplendissant,
transparent peut-être,
vêtement de vérité.
Tu es plus beau que ce tu crois,
enfant de Dieu
qui passe ton temps à te salir tout seul
en oeuvrant contre toi-même.

Le vigneron est venu,
les ouvriers l’ont mis à mort.
Que fera le maître de la vigne ?

Cherchez le Seigneur tant qu’il se laisse trouver ;
invoquez-le tant qu’il est proche.
Que le méchant abandonne son chemin,
et l’homme perfide, ses pensées !
Qu’il revienne vers le Seigneur
qui lui montrera sa miséricorde,
vers notre Dieu
qui est riche en pardon.
(Isaïe 55)

La vérité :
je suis à la fois la vigne du Seigneur
et le vigneron.
La vie m’est donnée dans cette existence terrestre
avec un corps pour la porter et la faire fructifier.
Cette vie terrestre prendra fin,
pas l’élan vital,
la vérité de qui je suis.

Reste une question : la tradition chrétienne parle bien de résurrection des corps. Alors, que restera-t-il de moi, de mon apparence, de mes capacités physiques, etc. Il y a à ce propos un quiproquo qui tient aux mauvaises traductions de l’hébreu et du grec en latin puis en français. Le mot que l’on a traduit par corps est basar en hébreu ou sarx en grec qui désignent plutôt la chair, c’est-à dire la substance du corps vivant qui est irrigué par le sang.

C’est le mot “basar” que l’on trouve par exemple en Gn 2,24 : “l’homme quittera son père et sa mère, et s’attachera à sa femme, et ils deviendront une seule chair (basar)” pour expliquer la génération d’enfants, ou dans le Psaume 62 : “Mon âme a soir de toi, après toi languit ma chair(basar)” et non pas mon corps.

C’est le mot sarx que l’évangéliste Jean emploie quand il déclare que le Verbe s’est fait chair (Jn 1,14) ou quand il fait dire à Jésus qu’il est le pain vivant et “c’est ma chair (sarx), que je donnerai pour la vie du monde” (Jn 6,51), ainsi qu’à chaque fois qu’il dit que sa chair (et non son corps) est nourriture, ainsi également que dans son grand discours dans lequel on trouve : “selon que tu lui as donné pouvoir sur toute chair (sarx), afin qu’il accorde la vie éternelle à tous ceux que tu lui as donnés.” (Jn 17,2)
[voir un commentaire de ce dernier passage, ici]

Conclusion : ce corps que je cache parfois ou que j’utilise à d’autres fins que d’entendre l’appel intérieur s’arrêtera. Mais ma chair, la partie vivante en moi, la partie irriguée de vie en moi, perdurera. Cette partie de moi qui sait prendre forme
et animer tout mon organisme, elle vivra. Sous une forme ou sous une autre, celle-ci n’ayant plus grande importance si ce n’est pas pour une existence terrestre.

Le récit par Jean de la course au tombeau par les deux apôtres, Pierre et Jean, n’en est que plus touchant. Un récit plein d’humanité, plein de promesses aussi. Ils courent à la recherche d’une bonne nouvelle : la pierre est roulée, leur ont dit les femmes. Peut-être est-il encore vivant ? Alors ils courent, le vieux, le jeune. Le jeune arrive le premier, il attend son aîné respectueusement. Et ils voient, chacun à leur manière : Jean voit les linges posés à plat. Pierre voit aussi les lignes posés à plat, mais aussi, le linge qui entourait la tête de Jésus, roulé à la même place, à part des autres linges. Pour être clair : pas du tout comme si quelqu’un avait fait le ménage et plié et rassemblé les draps. Les linges sont simplement là sans le corps de Jésus : à plat sur l’étendue de son corps, en boule – la boule qui entourait sa tête) à l’emplacement de la tête.

Alors, ils comprennent. Il est bien vivant. Mais pas comme ils l’avaient imaginé.
Alors ils se souviennent. Il est vivant comme il le leur avait dit : tel qu’on est vivant après le passage de la mort et qu’on est re-suscité.

Ils couraient tous les deux ensemble,
mais l’autre disciple courut plus vite que Pierre
et arriva le premier au tombeau.
En se penchant, il s’aperçoit que les linges sont posés à plat ;
cependant il n’entre pas.
Simon-Pierre, qui le suivait, arrive à son tour.
Il entre dans le tombeau ;
il aperçoit les linges, posés à plat,
ainsi que le suaire qui avait entouré la tête de Jésus,
non pas posé avec les linges,
mais roulé à part à sa place.
C’est alors qu’entra l’autre disciple,
lui qui était arrivé le premier au tombeau.
Il vit, et il crut.
Jusque-là, en effet, les disciples n’avaient pas compris
que, selon l’Écriture,
il fallait que Jésus ressuscite d’entre les morts.

(Jean, 20,3-9)


Ah là là là là … Encore une histoire de vêtement ! (voir ici et ici, et encore ici et )

L’épisode des Rameaux.
Jésus fait demander un ânon. Les propriétaires semblent bizarrement déjà au courant.
(Le texte suggère que c’est bizarre mais si Jésus les avait averti à l’avance, il serait normal qu’il soient au courant et qu’ils acquiescent facilement. Jésus semblait quand même avoir un sacré réseau social. Ce n’est pas juste un solitaire accompagné de quelques marginaux. Il a des disciples, des amis, un réseau. Ces gens savent l’accueillir, le recevoir, répondre à ses demandes.)

Bref, un ânon.
Comme annoncé dans les Ecritures.
Il rentrera dans Jérusalem sur un ânon
aux cris de “Gloire au plus haut des cieux”.
Etrange, ça, non ?
Comme à Noël :
au plus haut des cieux.
Même simplicité.
Même processus d’entrée/naissance :
Dans l’humanité, à Noël.
Dans le lieu où réside Dieu (Jérusalem – Malheur à moi si ma langue t’oublie), peu avant Pâques.
Au passage, la fête des Rameaux rappelle tellement la fête juive de Soukkot*
qu’on peut de demander si la chronologie est exacte.
Peu importe, à vrai dire, c’est le sens qui compte
pour l’évangéliste comme pour nous aujourd’hui.
La fête des Rameaux, comme la fête de Soukkot,
c’est la fête du passage,
de la protection de Dieu alors que nous allons cheminant
sans trop savoir où nous allons.

Mais revenons à nos ânons,
dont il est finalement assez fait peu cas dans les Ecritures
sinon dans le livre des Juges et le livre de Zacharie
pour désigner la simplicité, l’humilité,
de celui qui agit au nom de Dieu.
Les juges sont repérés par leurs ânons (Jg 10, 4 et Jg 12,14).
Le Messie viendra sur un ânon (Zac 9,9)
– Eh oui, pas sur un cheval de guerre !

Bon, une affaire de vêtements disais-je…
Ben oui parce que les disciples enlèvent leur vêtement-de-dessus (himation)
pour qu’ils servent d’assise sur l’ânon pour Jésus.
Donc…euh…ils se retrouvent soit en vêtemnts de dessous (caleçons) soit tout nus
– usage largement répandu à l’époque !
Et puis, la foule aussi s’y met :
elle enlève ses vêtements de dessus (himation)
pour lui tracer un chemin,
à lui, Jésus, sur son ânon.

Oh que j’aime ces histoires de vêtements
que personne n’ose regarder et interpréter.
Interpréter, c’est risquer de se tromper ;
alors contentons-nous de constater :
ils enlèvent leurs vêtements,
d’abord les disciples, puis la foule.
On arrête de faire semblant.
Pas possible de faire entrer le maître de la vérité
sur un tissu de masques et d’apparences.
Déshabillons-nous de ce qui nous empêche d’être vrais !

Au plus haut des cieux,
oui, on doit se réjouir,
que certains hommes aient enfin compris
que l’authenticité apporte plus que l’apparence.

Le roi qui rentre à Jérusalem en ce moment,
il ne prend ni ne convoite aucun pouvoir.
Mais ils foule aux pieds les masques et les apparences
dont lui font hommage les disciples et la foule,
tous les vêtements de dessus,
ceux qui nous donnent bonne figure
et cachent qui nous sommes vraiment,
ceux qui nous permettent de jouer un rôle social
fait de pouvoir et de puissance sur les autres.

Moi qui suis vrai
et qui viens te provoquer dans ta vérité,
je me balade sur un ânon.
Voilà ma puissance.
Et toi quand tu es vrai,
c’est quoi ta puissance ?
Sous tes beaux habits
sous tes apparences,
sous tes masques,
tu es qui ?

Tu es prêt à me recevoir ?

Z – 12/04/2025

(*) Soukkot : fête des cabanes, traditionnellement célébrée à l’automne pour se souvenir de la protection de Dieu durant le temps où l’on vivait dans des cabanes ou des huttes faites d’herbes et de bois durant la traversée du désert après la fuite d’Egypte.

Source image : Chat GPT (avec ses limites !)

Il y a de multiples façons d’interpréter le texte d’Evangile proposé par la liturgie de ce dimanche (Mc 8, 27-35). Je vais en proposer une qui ne sera peut-être pas très conventionnelle mais qui est en cohérence avec le reste de l’Evangile.

D’abord résumons le texte. Jésus se rend aux confins de la Galilée et au delà visitant les villages de la région de Césarée de Philippe. Chemin faisant, il demande à ses disciples ce qu’on dit de lui, puis ce que, eux, en pensent, et il leur enjoint tout à coup de ne pas parler de lui à personne après que Pierre ait lâché : “Tu es le Christ“. Là-dessus, il se met à enseigner à propos de ses souffrances à venir, sa mort et sa résurrection, et Pierre se croit alors avisé de le reprendre en privé. Jésus lui répond en l’apostrophant en public (devant ses disciples) :”Passe derrière moi Satan ! tes pensées ne sont pas celles de Dieu mais celles des hommes.” Et il fait appeler la foule pour tenir un discours semble-t-il encore plus radical : “Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive. Car celui qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Évangile la sauvera.

Ce texte est clairement un écrit postérieur à la vie de Jésus cherchant à donner sens à des évènements connus de l’auteur de l’Evangile, à savoir la mort et la résurrection de Jésus, ce qui fait qu’on trouve dans les paroles de Jésus une mention selon laquelle, pour le suivre, on doit porter sa croix alors même que la Passion et la Résurrection n’ont pas encore eu lieu. Inutile d’imaginer que par “préscience” il informe ses locuteurs de ce qui va arriver, l’explication est beaucoup plus simple : le texte de l’Evangile de Marc date au minimum des années 50 après Jésus : l’auteur, lui, connaît la fin tragique de Jésus et il rassemble des éléments de nature à prouver que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu. Il l’annonce dès le verset 1 de son Evangile (Mc1,1).

Le texte proposé étant assez disparate, il est probable qu’il y ait plusieurs traditions mémorielles qui soient rassemblées ensemble sans souci de cohérence chronologique ou même historique. Ca n’est pas grave, c’est justement le génie de l’auteur de nous transmettre sa foi et celle de sa communauté en collant bout à bout des éléments divers qu’il a pu récupérer.

Sachant cela, soyons intelligents. Essayons de prendre les éléments un par un pour comprendre comment il font sens ensemble.

1/ Jésus visite les villages des confins de la Galilée, dans un univers largement romanisé et ouvert aux autres cultures que le seul judaïsme. Il est en pays de Zabulon, ces confins d’Israël traditionnellement voués à commercer et entretenir la (bonne) relation avec les autres peuples. Ce voyage en lui-même est “révolutionnaire” : Jésus va à la rencontre des autres peuples. Certes, probablement en rencontrant d’abord les juifs de la diaspora comme il est de coutume alors mais dans un contexte où les étrangers sont là, présents et parfois majoritaires en nombre. Soit il va à la rencontre des juifs des villages pour les consoler de la présence romaine, soit il va à la rencontre des gens qui se trouvent en ces pays, indépendamment de leur appartenance religieuse signifiant que la Bonne Nouvelle est pour tous les humains. Les deux hypothèses existent, la première étant la plus probable. Mais dans les deux cas, notons que Jésus sort de sa zone de confort : il n’a pas peur de l’étranger, de la différence, de la promiscuité avec les païens. Pas peur de l’humanité toute entière ( ce pourquoi je dis cela s’éclairera plus loin).

2/ Si je dis que la première hypothèse est la plus probable, c’est que, EN CHEMIN (Pas à Césarée même), Jésus s’enquiert de ce que l’on peut dire de lui. Les réponses indiquent que les villageois lui sont reconnaissants et le rattachent à des figures bibliques : Jean-Baptiste, Elie, un prophète. Vérification intéressante : les judaïsants de ces contrées reconnaissent par la venue de Jésus que Dieu ne les a pas abandonnés.

3/ “Et vous, qui dites-vous que je suis ?” Etonnante question. Genre : “voilà, vous voyez le bien que je fais, vous entendez ce qu’ils disent et comprennent. Mais, vous, que retenez-vous de ce que vous voyez et entendez?” Sorte d’invitation à la relecture qui annonce d’emblée un enseignement à venir. “Tu es le Christ” s’exclame le brave Pierre, figure toujours impétueuse mais tellement authentique et attachante des évangiles. Le Christ, c’est-à-dire le Messie, l’envoyé, l’oint, de Dieu. Pas d’objection de Jésus mais cette consigne ferme de ne rien dire à personne. Action très difficile à interpréter, toute interprétation pouvant être fausse ou incomplète. Mais notons l’impression de rapidité qui se dégage de ce texte et qui justifie l’interprétation courante : “ok, c’est bien ça mais chut ! il ne faut pas le dire, ce n’est pas le moment”. Et aucune explication de pourquoi ce n’est pas le moment. De là, toutes sortes d’hypothèses et interprétations…

4/ Le texte insiste ensuite lourdement sur le fait qu’être le Christ, ce n’est pas une sinécure. Il va falloir souffrir et mourir. Et alors on pourra parler de résurrection. Mettons-nous dans l’esprit de l’époque. La première partie du programme (mourir et souffrir) est un teaser absolument pas excitant, et la deuxième partie (ressusciter), une fantasmagorie digne de Harry Poter. Ca peut faire peur, ça peut indigner ça peut susciter l’incompréhension, le doute, la colère. Pierre se croit obligé d’intervenir.  Compréhension traditionnelle mais pas suffisante de ce passage : le monde n’est pas prêt à recevoir son sauveur, même Pierre ne comprend pas et, maladroitement, essaie d’empêcher le salut d’avancer.

Mais la réponse de Jésus est intéressante. Pour la comprendre, il faut veiller à ne pas faire d’anachronisme. Il l’affuble de “satan”, ce qui littéralement signifie “celui qui résiste”. On pourrait traduire : “Passe derrière moi, toi qui résistes.” C’est quand même bien moins violent que d’imaginer que Pierre est devenu l’incarnation du diable en personne. Le mot satan est assez souvent utilisé dans l’Ancien Testament pour désigner quelqu’un qui résiste , qui accuse, qui se pose en adversaire, voire en ennemi, mais il est très peu utilisé come nom propre et seulement dans deux écrits très spécifiques : le livre de Job qui, tout extraordinaire qu’il soit, n’est pas un livre historique, et le livre de Zacharie, prophète tardif dans lequel il n’y a que deux occurrences. Le nouveau testament, écrit en contexte greco-païen emploie certes davantage la personnification de ce mot hellénisé mais justement dans un contexte philosophique différent où il est courant d’opposer le bien et le mal comme deux forces contraires dans la conception d’un monde binaire qui n’est pas celle héritée du judaïsme.

D’ailleurs Jésus précise sa pensée : tes pensées ne sont pas celles de Dieu mais celle des hommes. Là est la nature de la résistance. Pierre, bien qu’ayant bien répondu à la question de ‘qui je suis pour vous’, tu n’as pas compris la portée de ta réponse, et c’est d’ailleurs pourquoi je ne veux pas que vous parliez de moi ainsi. Je ne suis pas un superhéros, je ne viens pas vous délivrer avec des pouvoirs magiques ou une puissance qui vous ferait sortir des contraintes de la création et de votre humanité. Je suis un homme qui va souffrir et mourir, même si je suis voué à la vie – comme vous. C’est ça la vérité. M’empêcher de le dire à me propres disciples, c’est risquer de leur faire croire que je vais les tirer de leurs turpitudes d’un coup de baguette magique alors qu’il n’y a pas d’autre chemin que d’assumer – mais alors de l’assumer COMPLETEMENT – son humanité.

Cette résistance, là, elle dit que tu n’es pas encore prêt, que tu n’as pas encore compris.

5/ Appel des foules et discours sur le renoncement nécessaire pour suivre Jésus, comme si il devenait tout à coup urgent de lever un malentendu qui pourrait être lourd de conséquences :

« Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même,
qu’il prenne sa croix et qu’il me suive.
Car celui qui veut sauver sa vie la perdra ;
mais celui qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Évangile la sauvera. »

Discours qui peut paraître un peu radical de prime abord, mais qui ne l’est pas tant que ça si on prend la peine d’appliquer le bon décodeur. Si Jésus n’est pas un superhéros, alors quel type de sauveur est-il ? Visiblement pas quelqu’un qui cherche le pouvoir, à renverser Hérode ou les romains, à restaurer la grandeur d’antan, etc. La clé est à a fin de la péricope : l’Evangile, c’est-à-dire la Bonne Nouvelle. Quelle bonne nouvelle ? Dans les quatre évangiles mais peut-être encore plus dans celui de Marc qui annonce la couleur dès le début, celle-ci : tu es aimé de Dieu. Tel que tu es. Avec tes limites, même avec tes péchés. Plus besoin de te morfondre, de te lamenter, de te croire indigne, d’imaginer avoir quelque chose à faire, à racheter, pour gagner la miséricorde de Dieu ou ton salut. Tu es aimé de Dieu, une fois pour toutes et c’est définitif. Alors juste, montres-toi-s-en digne.

Regarde-moi. Tu me vois bien ? Tu me vois vivre avec toi, avec vous, parler aux gens, les rencontrer, les relever d’une parole ,d ‘un geste, qui sont des actes d’amour. Ils rencontrent l’amour et se relèvent, se remettent debout, se remettent à espérer.

Tu le vois tout ça, n’est ce pas ? Que je vais sur les routes, que je rencontre les gens, et spécialement les blessés de la vie, que je leur annonce la libération. Ce ne sont pas les mots qui les délivrent, c’est l’intention amoureuse avec laquelle je m’adresse à eux. Ils se sentent, mieux : ils se savent, soudain, aimés et cela transforme leurs vies et celles de leurs maisonnées.

Et tu voudrais, Pierre, ou qui que tu sois qui me lis aujourd’hui, que je sois un super héros, que j’ai des super-pouvoirs, que je leur sois tellement étranger qu’ils ne puissent pas se réconcilier avec leur propre humanité ?

Regarde-moi : je suis Jésus de Nazareth, un homme comme toi, avec juste cette petite différence qu’il nous faut maintenant abolir que j’ai abandonné ma volonté à l’Esprit d’amour qui traverse toute vie. Oui, je suis le Christ, l’Envoyé de Dieu parce qu’il m’a trouvé totalement disponible pour déployer son action en moi à la face de tous mes frères et soeurs humains. Je vous montre le chemin, je vous montre ce chemin, mais je ne peux pas le réaliser à votre place alors que vous avez,  à votre tour, à le réaliser.

La vérité, c’est que c’est vous qui devez faire ce chemin. Je vous montre que c’est possible, et même à quel point c’est possible, en le vivant parmi vous, mais ne m’idolâtrez pas. Entendez, vous êtes des enfants de Dieu, conduisez-vous comme des enfants de Dieu. Laissez-le se déployer en vous, arrêtez de résister. Il est l’âme de votre âme, le souffle de votre souffle, le sang de votre sang. Il est la vie qui coule dans toute les cellules de votre humanité et, au-delà des cellules, de cette part immatérielle qui constitue votre être éternel et qui passera la mort et ressuscitera.

Alors, oui, vous avez chacun votre croix à porter : assumer votre humanité. Qui est petit, gros, malade, blessé, contrarié, chagriné, vexé par ce qu’il est ou qu’il a vécu. Oui, vous êtes faits d’humanité, de contraintes, de limites, imparables. Portez vos croix, assumez votre humanité.

C’est avec ça que vous allez, que tu vas me suivre. Pas malgré ça. De même que Dieu m’a rejoint dans mon humanité et vous fait dire que je suis l’Envoyé de Dieu parce que le Bien vient à votre secours, tu peux toi aussi choisir d’accepter cette humanité et de la transcender. Tu peux être artisan du Bien, de la Paix, de l’Amour, en laissant cette force de vie se déployer en toi. Si tu cherches à garder tes limites, à les justifier, à les faire valoir, tu t’attaches à ce qui est promis à la mort alors que ton être éternel est là qui attend à se déployer pour le bien de tous. Voilà pourquoi je dis que quiconque veut sauver sa vie la perdra.

C’est un peu comme dans l’Evangile de la samaritaine, tous deux nous parlons de l’eau mais ce n’est pas de la même. Ici nous parlons de vie, mais toi tu parles de ton existence confinée et moi je te parle de la vie éternelle qui emplit même un corps déformé par la misère ou la souffrance.

Bref, il ne s’agit pas que j’agisse à ta place. Je te montre le chemin, en le vivant devant toi et avec toi, mais tu dois le parcourir toi-même. Tu ne dois pas faire comme moi, tu ne dois pas être moi. Tu dois être toi devenu à ton tour Christ. Là est le secret.

A cet endroit nous nous rejoignons.

Z. 13/09/2024

 

Illustrations : vues sur le blog tumblr d’@antonio-teixeira